Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
Sylvain Lesage

« Idole individuelle » & histoire du livre

Olivier Bessard‑Banquy, La Fabrique du livre. L’édition littéraire au XXe siècle, Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux & Du Lérot éditeur, 2016, 510 p., EAN 9791030000917.

1Il est devenu inhabituel au xxie siècle de devoir trancher soi‑même les pages de son livre, en particulier dans ce marché très singulier qu’est l’édition académique. L’ouvrage d’Olivier Bessard‑Banquy, La Fabrique du livre, qui rend hommage à la tradition du « beau livre », se présente au lecteur non massicoté. Ce choix de fabrication pourrait passer pour une simple préciosité faisant écho à son objet ; pour le lecteur, trois solides quarts d’heures de découpage sont nécessaires pour s’emparer de l’ouvrage. Dans une économie de l’attention où les sollicitations sont toujours plus nombreuses, l’ouvrage d’O. Bessard‑Banquy se présente donc, par sa matérialité, comme une invitation à ralentir la lecture.

2Front pionnier de l’histoire culturelle, l’histoire du livre ambitionnait de refonder l’histoire littéraire en interrogeant de manière systématique ce qui fait le livre, d’abord en élargissant le regard bien au‑delà de la littérature, ensuite et surtout en articulant aux textes leurs conditions de production et leurs appropriations. Ce schéma a guidé depuis L’Apparition du livre d’Henri‑Jean Martin et Lucien Febvre1 les chantiers sur le livre, la lecture et la littérature, qui ont constitué un aiguillon majeur au renouvellement de l’histoire littéraire et de l’histoire culturelle.

La fragilisation du « beau livre » à la française

3Les domaines voisins que sont l’histoire du livre et de la lecture et l’histoire littéraire ont ainsi bénéficié d’une profusion de travaux sur les éditeurs, le statut des auteurs, le marché de l’édition, la symbolique de l’auteur… En apparence, l’ouvrage d’O. Bessard‑Banquy se présente comme une synthèse au titre non dépourvu d’ambiguïté : d’un côté, la fabrique du livre laisse entrevoir une histoire très concrète de la manière dont advient le livre, dans ses aspects les plus concrets — on attendrait alors une histoire du papier et des imprimeurs, des compositeurs, des relecteurs, de toutes ces petites mains plus ou moins mal connues qui font le livre, qui font exister le texte sous la forme d’un livre. De l’autre, le sous‑titre annonce plutôt une histoire littéraire à l’ancienne, centrée sur le dialogue auteurs/éditeurs, et qui revisite à travers ce prisme l’évolution des courants littéraires, des écoles et des chapelles.

4C’est bien la deuxième option qui est retenue : la thèse centrale du livre tourne autour de la fragilisation du « beau livre » à la française face à l’industrialisation de l’imprimé dans la continuité des avancées techniques et de l’expansion sociale de la lecture au xixe siècle. En sept chapitres, l’auteur embrasse quelque sept décennies d’histoire de l’édition littéraire, à partir d’un gros travail de dépouillement des fonds d’archives déposés à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC).

5Spécialiste d’histoire de l’édition et de la typographie, l’auteur y propose une lecture très minutieuse de l’histoire des maisons d’édition, revenant sur des épisodes attendus (l’équipe Gallimard qui passe à côté de La Recherche du temps perdu, qu’O. Bessard‑Banquy attribue curieusement à un « amour des lettres » p. 45, les relations entre Gaston Gallimard et Bernard Grasset, les clubs du livre…) et d’autres moins connus, avec de belles pages revenant par exemple sur les relations houleuses entre Ollendorf et le très gourmand héritier de Maupassant, sur l’écriture « négrière » du mondain Willy ou sur les démêlés burlesques de Jean‑Edern Hallier avec ses éditeurs.

6On assiste alors à la mutation de l’édition française, depuis les structures artisanales de la fin du xixe siècle à la concentration du secteur dans les années 1970 — les recompositions de la galaxie Gutenberg depuis les années 1970 ayant fait l’objet d’un précédent ouvrage, L’Industrie des lettres2. L’auteur reprend les scansions bien connues de l’histoire de l’édition, en articulant les grandes maisons incontournables (Gallimard, Flammarion, Grasset, Albin Michel) à des maisons plus modestes ou éphémères (Crès, Le Sagittaire, Au Sans pareil, La Sirène…), et fait intervenir auteurs célèbres et minores tombés dans l’oubli. L’absence d’index, malheureusement, ne facilite pas la maniabilité de l’ouvrage.

Une apologie nostalgique du livre d’antan

7Usant dans son ouvrage d’une plume élégante, O. Bessard‑Banquy possède indéniablement un art de trousser des titres éloquents : « à la recherche des snobs perdus » (p. 139), « Micmac moche au Boul’Mich’ » (p. 186), « Avant‑garde et arriérés d’impôts » (p. 301), « Il est fou, Hallier » (p. 441). Ce goût de la formule n’est pas sans poser problème, car au‑delà de préciosités stylistiques — qui, après tout, ressortent du goût personnel — il entraine l’auteur à des raccourcis problématiques, par exemple lorsqu’il avance que le Prélude charnel, ouvrage clandestin de semi‑luxe publié par Denoël au succès important (mais non quantifié) « expliqu[e] peut‑être le baby‑boom ». Ce pourrait n’être qu’une boutade, si ce type d’affirmation à l’emporte‑pièce était isolé. Mais qualifier par exemple l’édition des années trente d’« industrie lourde » (p. 212) pose un vrai problème de perspective, tant il s’agit bien sûr d’une affirmation excessive, mais aussi d’un anachronisme alors qu’un demi‑siècle plus tard, l’édition entre dans le giron de groupes industriels majeurs de la communication et intègre alors pleinement les logiques et fonctionnements de l’industrie lourde3.

8On lit également dans cet ouvrage, (p. 118) à propos des démêlés de Flammarion dans les années 1930 avec ses directeurs littéraires, les frères Fischer, que « si c’est la NRF qui a depuis racheté Flammarion, ce n’est pas sans raison. C’est bien que le pari sur la durée s’est révélé plus payant que la logique de court terme, des auteurs à la mode, des livres de circonstance, des romans de divertissement ». Une telle affirmation n’est pas sans étonner tant — outre le jugement de valeur qu’elle recouvre — elle fait peu de cas des huit décennies qui séparent l’affaire Fischer du rachat par la holding Madrigall du groupe Flammarion à RCS MediaGroup qui, lui‑même, avait racheté les parts de la famille Flammarion au début du xxie siècle. Faire du destin du groupe au xxie siècle la conséquence inéluctable de choix managériaux et éditoriaux opérés dans les années trente relève pour le moins d’un mépris de la chronologie et d’un sens aigu de la téléologie.

9Outre ces errements de formulation, on peut regretter également une forme de myopie face aux archives, parfois longuement citées pour des points de détails sans que la problématique sous‑jacente apparaisse clairement. Plus gênant : alors que l’ouvrage repose sur un gros travail de dépouillement d’archives, les renvois aux cotes de ces documents sont succincts et se cantonnent au fonds et à la date du document, négligeant le cadre de classement des fonds. C’est donc l’administration de la preuve qui se trouve amoindrie, l’absence de cotes précises empêchant les chercheur·e·s de retrouver ces documents ou d’utiliser l’ouvrage d’O. Bessard‑Banquy comme point de départ à leurs propres investigations.

10Le plus problématique dans cet ouvrage réside cependant ailleurs : derrière la volonté annoncée de retracer l’histoire de l’édition littéraire jusqu’aux années 1960, c’est un véritable discours de la déploration qui structure le propos. La démocratisation du livre y est présentée comme une menace pour le commerce des œuvres de l’esprit, et l’auteur vitupère à intervalles réguliers « le développement industriel du livre [qui] génère naturellement une situation de trafics, de manœuvres ou d’arrangements, et transforme les auteurs en machines à vendre du papier au plus offrant » (p. 130). De même, le livre de poche donne lieu à une condamnation qu’on croyait dépassée, ne faisant aucun cas des riches travaux sur les littératures populaires et l’écriture sérielle menés notamment autour du Centre de Recherches sur les Littératures Populaires et les Cultures Médiatiques de Limoges : « il faut […] un produit calibré qui offre au lecteur exactement ce qu’il cherche, ce qu’il attend. Toute la littérature industrielle ou commerciale qui en découle aujourd’hui repose sur le même modèle. Plus les livres publiés sont des livres de circonstance et plus ils sont réalisés selon les mêmes recettes à l’aide d’auteurs fantômes ou d’équipes anonymes dans le même but de calibrer au mieux un produit parfaitement standardisé » (p. 323). Cette nostalgie d’un âge d’or fantasmé des lettres françaises se structure autour d’une célébration de la figure de Gaston Gallimard, érigée en incarnation d’un idéal romantique d’éditeur passionné de lecture, auquel O. Bessard‑Banquy oppose marchands de tapis et margoulins divers, au premier chef desquels, par exemple, Sven Nielsen.

Une histoire de l’édition réduite à ses « grands hommes »

11Cette célébration de figures mythifiées de l’édition se double d’une difficulté à penser les effets de système, à raisonner en termes de structure. O. Bessard‑Banquy évoque certes ponctuellement le rôle de tel ou tel directeur littéraire, mais à suivre son livre, la « fabrique du livre » se réduit à un dialogue entre l’auteur et son éditeur. On cherchera donc en vain une réflexion sur le poids des logiques de distribution, le maillage des librairies, les médiations du livre, les financements et partenariats des éditeurs. À l’en croire, l’édition est une sorte de conversation entre hommes plus ou moins bien élevés, et non un marché avec ses pôles, ses intermédiaires, ses fronts.

12Cette « idole individuelle4 » à laquelle cède O. Bessard‑Banquy se retrouve par exemple dans les pages consacrées à l’épuration. Faire de Grasset le bouc émissaire de l’épuration de l’édition n’est pas la même chose que de voir dans le procès qui lui est fait un « complot » d’un « cartel de communistes ambitieux » (p. 267) ; évoquer la « vindicte des épurateurs » ne manque pas d’étonner, en particulier quand les archives de l’épuration ne sont pas dépouillées5… Plus largement, O. Bessard‑Banquy célèbre les efforts de Gallimard pour « redonner [à sa maison] sa place centrale au cœur de la république des lettres » (p. 274) sans évoquer le projet, bien plus large, de refondation de la République tout court, lequel projet passe par une rénovation de la chaine du livre nécessaire pour éviter de reproduire les errements idéologiques de la guerre.

13C’est donc ici une histoire de l’édition réduite à sa portion congrue, qui laisse de côté le capitalisme d’édition — alors même que les ressources bibliographiques sur le sujet sont abondantes. Le glissement qu’il relève « d’une édition de création incarnée par la NRF et même Grasset, malgré ses obsessions publicitaires, vers une nouvelle forme d’édition fabriquée, standardisée, portée par Fayard et Flammarion et puissamment représentée par Albin Michel » (p. 163) n’est ainsi nullement relié à des effets de structure ou à des recompositions des pratiques culturelles. Il est ainsi frappant de relever l’incapacité de l’ouvrage à articuler les recompositions du champ de l’édition aux concurrences médiatiques qui affectent la place du livre dans les hiérarchies et les pratiques culturelles de la France du xxe siècle. De fait, le grand absent de cette histoire est bien Hachette, cette « pieuvre verte » à l’influence régulièrement dénoncée ici largement laissée de côté, ou aimablement présentée comme « la vieille maison des bibliothèques de gare » (p. 448). Pourtant, si son rôle dans l’édition littéraire est assurément secondaire, on ne saurait surestimer le poids de l’appareil de distribution dans l’économie du livre.


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14La focalisation sur les hommes du livre offre ainsi des éléments qui, ponctuellement, peuvent s’avérer d’une grande richesse ; elle empêche cependant de rendre compte des logiques de recomposition qui transforment les manières d’écrire, d’éditer, d’imprimer ou de diffuser la littérature dans la France du xxe siècle.