Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juin 2018 (volume 19, numéro 6)
titre article
Sandrine Bédouret-Larraburu

Du roman à l’histoire de l’Oulipo

Camille Bloomfield, Raconter l’Oulipo (1960‑2000). Histoire et sociologie d’un groupe, Paris : Honoré Champion, 2017, EAN 9782745335982.

1Cet ouvrage, riche et complet, de plus de cinq cents pages se présente à la fois comme un travail érudit sur la constitution et l’évolution d’un groupe littéraire, maintenant bien institutionnalisé, et un récit sur ce groupe, où personnages et auteurs se mêlent. Le titre fonctionne comme une mise en abyme, où Camille Bloomfield raconte l’Oulipo, avec toutes les connotations positives que la lecture d’un récit peut évoquer, qui lui‑même écrit et raconte sa propre histoire en construction. Après un premier chapitre qui inscrit la perspective générale de la thèse « Pour une sociologie comparée des groupes littéraires », l’ouvrage est ensuite divisé en trois parties de manière chronologique : « Fondation et récit des origines (1950‑1960) », « Constitution du monde : méthode, culture, généalogie (1960‑1970) » et « Expansion du monde : de la remise en question à l’ouverture » (1970‑1992). Chacune de ces trois parties propose les fiches bio‑bibliographiques des membres de l’Oulipo, en fonction de la décennie de leur date d’entrée dans le groupe et un intermède consacré au roman de l’Oulipo s’intercale à la fin de chacune. Ces fiches rendent également compte de l’implication de ces écrivains dans le groupe, selon une méthodologie précise (p. 96‑99).

2L’Oulipo, ou Ouvroir de Littérature Potentielle a été créé dans les années 60 par Raymond Queneau et François Le Lionnais. Dès l’introduction, Camille Bloomfield affirme le projet :

Hors de tout jugement de valeur, il s’agit d’essayer plutôt, et c’est ce à quoi nous visons dans cet ouvrage, d’observer l’Oulipo pour ce qu’il est, c’est‑à‑dire un phénomène littéraire installé dans le champ à la réception inégale mais à la diffusion indéniable. (p. 12).

3L’ouvrage propose « un discours alternatif à la vulgate mythographe », à partir des archives, en accès sur Gallica depuis 2004. Il s’agit bien de réfléchir au fonctionnement du groupe, par son histoire, par son récit, mais aussi par ses membres, présentés comme des individualités fortes et attachantes.

4L’approche se veut également sociologique et la théorisation s’appuie essentiellement sur le travail de Pierre Bourdieu, et plus précisément sur Les Règles de l’Art (Seuil, 1992). Ainsi, l’histoire de l’Oulipo s’inscrit dans l’histoire des avant‑gardes et des groupes littéraires du xxe siècle et son fonctionnement sociologique mérite d’être comparé avec les mouvements précédents sur trois questions persistantes et ontologiques : celle de la « construction autour d’affinités contre un groupe antérieur » — ici le Surréalisme —, celle de la fermeture du groupe sur soi et celle de la question du chef de file. Ces critères permettent aussi de faire un point lexicologique sur ce qui distingue l’avant‑garde, l’école et le groupe ; ce qui permet à l’auteure d’établir que l’Oulipo se présente comme un groupe avec des caractéristiques d’avant‑garde, caractérisé par un mythe d’origine, le choix d’un lieu de réunion (Saint‑Germain), des chefs de file et des modes d’expression possibles. La cohésion du groupe est assurée par une mémoire collective et le souci d’appartenir à une communauté d’écrivains.

5Les Oulipiens considèrent le roman de l’Oulipo comme « un roman non écrit de Raymond Queneau dont les Oulipiens sont les personnages et les Oulipiens aiment à alimenter ce roman de Queneau ». La date officielle de la fondation du groupe, celle du 24 novembre 1960, est choisie ; même si dès les années 40, l’idée d’un atelier mêlant mathématiques et création littéraire est déjà en germe chez Queneau et Le Lionnais. Le colloque de Cerisy consacré (et consacrant) à Raymond Queneau marque un tournant décisif. À ce moment‑là, un premier noyau est créé, constitué de Jacques Bens, André Blavier, François Le Lionnais et Raymond Queneau. Lescure, véritable co‑organisateur du colloque, rejoint le groupe. Une seconde rencontre informelle a lieu en novembre 1960 et réunit Queval, Le Lionnais, Lescure, Bens et Duchateau et aucun membre du Collège de Pataphysique, dont Raymond Queneau est pourtant l’un des éminents représentants. L’Oulipo a dès son origine deux crises à surmonter, l’Affaire Morel qui oppose l’Abbé Morel et Latis (représentant du Collège de Pataphysique) et un désaccord bien antérieur à l’Oulipo entre Jean Lescure, coordinateur de la revue résistante Messages, et Noël Arnaud, membre de La Main à la Plume. Les trois hommes revendiquent leur intérêt et attachement à Raymond Queneau qui réussira à concilier les forces. « Le 24 novembre 1960, le Séminaire de Littérature expérimentale se réunit pour la première fois, dans les sous‑sols d’un restaurant aux frontières de Saint‑Germain‑des‑Près » (p. 87). Il donne lieu au premier compte rendu de réunion du groupe. Latis et Arnaud ne sont pas encore conviés, ils le seront à la réunion suivante. On discute beaucoup du nom, on refuse l’engagement politique du groupe (ce qui le distingue fondamentalement des groupes précédents). C’est au cours de la deuxième réunion (du 19 décembre 1960) que se nouent les liens avec le Collège de Pataphysique. L’Oulipo est ainsi fondé autour de ses deux pères, Raymond Queneau et François Le Lionnais. C. Bloomfield propose des fiches synthétiques présentant chacun des membres fondateurs issus plutôt de la sphère Queneau (Jacques Bens, Jean Lescure, Albert‑Marie Schmidt, Jacques Duchateau, Jean Queval) ou de la sphère Le Lionnais (Claude Berge, Paul Braffort, Latis, Noël Arnaud) et les correspondants étrangers (Stanley Chapman, Ross Chambers, André Blavier, Marcel Duchamp).

6Le premier intermède est consacré au mythe et « au récit des origines » de manière à prendre des distances avec le discours oulipien sans aller contre : « Aussi, plutôt que de prétendre dégager des archives de l’Oulipo une quelconque et naïve “vérité historique” que l’on viendrait opposer aux textes publiés, on envisage les deux sources à notre disposition (archives, textes) comme deux versants complémentaires d’une même entrée en écriture de l’événement » (p. 200) — les textes des Oulipiens étant destinés au public alors que les archives, non. Cet intermède permet de comparer l’écriture mythographe de groupes littéraires comme Tel Quel, le Surréalisme ou Dada. Mais il est évident que la durée de vie de l’Oulipo (plus de cinquante ans) prédispose à une écriture évolutive de l’histoire du groupe. Par ailleurs, l’histoire est une discipline que les oulipiens affectionnent tout autant que les mathématiques. Le summum du genre est atteint avec Les Moments oulipiens, aboutissement d’un long processus de fabrique de l’histoire oulipienne. Elle se construit sur de nombreuses métaphores biologiques et sur le réseau métaphorique du corps, humain comme social. Le mythe du secret fait partie intégrante du discours oulipien mais le groupe hésite entre la volonté de mystère et le désir d’exposition. Cependant, sept mois après la réunion de fondation, l’Oulipo existe au sein du Collège de Pataphysique et Raymond Queneau obtient la publication des Cahiers chez Gallimard. Le secret participe plus du jeu que de la réalité.

7Le monde oulipien se constitue donc en même temps que s’écrit son roman. « Il invente sa langue, ses rituels, son habitus singulier » (p. 225). Cette croissance ne se fait pas sans questionnement. Les années 70 sont marquées par le questionnaire envoyé à tous par François Le Lionnais « Comment déboucher l’horizon ? », la réponse se décline en trois temps : inventer, s’organiser, recruter. L’invention suit la progression de la pensée artificielle et de la cybernétique ; l’Oulipo fait ainsi son entrée, par ce biais, sur la scène publique par une petite revue d’avant‑garde belge. Les travaux sur l’informatique seront ensuite délégués à l’Alamo. Les outils théoriques évoluent aussi. « Potentiel » vient remplacer « expérimental » et l’accent est mis sur les contraintes. « La littérature potentielle a ceci de particulier, donc, qu’elle n’est ni un genre ni un style, mais une démarche, celle de recourir à des structures ou à des contraintes préalablement à la rédaction, et un “réservoir” de structures et de contraintes » (p. 255). Sans y participer en tant que groupe, les membres de l’Oulipo se sont intéressés aux avancées du structuralisme et se sont également positionnés avec cela. Au niveau de l’organisation, l’Oulipo cherche à réinventer « le temps, la langue, les gestes » (p. 260) avec et contre le Collège de Pataphysique. Le groupe adopte un esprit de corps, ainsi toute interview au nom de l’Oulipo nécessite l’accord du groupe. Des statuts sont composés et leurs corollaires de droit imposent une hiérarchie dans « l’oulipianité », certes implicite mais précise, voire rigide. Néanmoins, de ces statuts, est absente toute « réglementation » sur le plan littéraire. L’ouverture sur le monde se concrétise par un premier voyage à Verviers, et cette ouverture génère la première crise avec le Collège de Pataphysique. Après une autocritique, le groupe décide de s’élargir et procède à des recrutements : Jacques Roubaud, Georges Perec, Marcel Bénabou, Luc Etienne. Les Oulipiens s’amusent à reconstruire une généalogie en amont, celle des plagiaires par anticipation. Cette généalogie permet à la fois un hommage aux générations précédentes, le refus d’une rupture et une légitimation par le poids de l’histoire.

8Le deuxième intermède concerne les personnages imaginaires et les supercheries littéraires de l’Oulipo. C. Bloomfield revient ainsi sur les noms de personnages qui font fil rouge et qui tissent une complicité entre les Oulipiens et leurs lecteurs les plus assidus. Les procédés sont classés du jeu de pseudonyme pour désigner l’un des membres à la récurrence de personnages qui reviennent d’une pièce à l’autre. Le mythe du Troisième Manifeste y est également analysé.

9À l’heure des bilans, deux questions reviennent ponctuellement, celle de l’élargissement et celle de la qualité des œuvres produites :

lorsqu’on observe avec recul l’ensemble de cette histoire, il apparaît que ce questionnaire et la façon dont les résultats sont traités posent les jalons d’une stratégie de gestion collective que l’on retrouvera lors des crises suivantes. (p. 375).

10À partir des années 70, l’ouverture sur le monde extérieur s’impose comme parti pris. Paul Fournel, Italo Calvino, Harry Mathews, Michèle Métail, François Caradec et Jacques Jouet intègrent le groupe. Les manifestations se multiplient. L’élan vers l’extérieur est initié par Marcel Bénabou qui organise des lectures à l’université Columbia à Paris, la reconnaissance de l’Oulipo s’avérant d’abord américaine. Le groupe participe à Europalia ; les lectures de Michèle Métail entre poésie‑contrainte et poésie‑action sont remarquées, les travaux informatiques de Paul Braffort sollicités. Oulipo rentre alors dans le monde du spectacle et décide d’animer des stages d’écriture. « Les controverses, encore légères, suscitées par la multiplication des manifestations vont devenir des vrais sujets de dissensions au sein du groupe avec le développement des ateliers d’écriture » (p. 443). Le fait que les enseignants se soient emparés des contraintes oulipiennes a été cautionné, dès les années 70 par Queneau et Le Lionnais et les premiers ateliers de mettent en place en 1977. Les enseignants constituent dès lors son premier cercle de réception élargi, après le Collège de Pataphysique. Cette évolution est perçue comme une légère déviation par rapport au projet initial de s’adresser principalement à des écrivains, parfois acceptable, parfois critiquable. Des projets de manuels pédagogiques ont été évoqués. La décennie est aussi le temps des chefs d’œuvre : le tableau de Queneleiev, Morale élémentaire de R. Queneau, Rouge grenade de J. Bens, les romans d’Italo Calvino, ceux de Perec, notamment La Vie mode d’emploi. De plus, l’ouvroir s’éloigne définitivement du Collège de Pataphysique, après la mort de Latis. Il faut dire que la nouvelle génération (Perec, Mathews) n’est pas pataphysicienne. Pourtant, le fonctionnement du groupe se distend. En 1974, les fondateurs Lescure, Bens, Duchateau, Berge, font dissidence. Ils sont plutôt favorables au maintien des liens avec la Pataphysique. Peut‑être est‑ce aussi une question générationnelle. Les motifs ne sont pas explicités même si deux points reviennent : l’institutionnalisation et le manque de rigueur dans les travaux oulipiens. Il n’y a pas de rupture violente, les lettres restent amicales. De plus, l’Oulipo se heurte à la critique extérieure. Les principales objections faites concernent le ton pataphysico‑humoristique, déroutant, l’aspect mécanique et automatique de l’écriture à contrainte. Parmi les détracteurs les plus institutionnalisés et les plus violents, on peut citer Gérard Genette, qui associe l’Oulipo au Surréalisme, et Henri Meschonnic, qui dénie aux travaux oulipiens toute qualité poétique. Il n’en demeure pas moins que le domaine oulipien ne cesse de s’élargir et C. Bloomfield en analyse les données sociales en dernière partie de ce chapitre.

11Le dernier intermède revient sur la question des auteurs‑personnages. Il montre combien l’intertexte oulipien est fort et cette complicité littéraire se lit dans la présence mutuelle d’oulipiens au sein même des œuvres d’oulipiens, sous des noms cités, ou des noms cryptés comme dans La Vie mode d’emploi.

12L’ouvrage s’achève sur l’année 1992, date à laquelle, pour la première fois, sont cooptés des membres qui n’ont connu ni Queneau ni Le Lionnais : Hervé Le Tellier, Pierre Rosensthiel et Oskar Pastior (p. 367). Toutefois l’épilogue ouvre sur l’entrée du groupe dans la mondialisation, ce qui apparaît comme l’aboutissement naturel des stratégies de développement collectif. Les traductions, les cooptations et les collaborations montrent que l’Oulipo est perçu comme un groupe monde.


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13Raconter l’Oulipo se lit comme un roman et Camille Bloomfield a réussi à allier un travail de recherche approfondi et nourri à un travail d’écriture qui rend l’ensemble abordable et intéressant à suivre. On peut reprocher quelques passages répétitifs, notamment l’histoire de la rupture de Michèle Métail avec le groupe, qui revient plusieurs fois, dans son côté anecdotique. Le ton est cependant amusé, et si la démarche historienne se veut objective, le lecteur sent l’attachement que la chercheuse a développé pour son objet d’études. On lit ainsi dans un plaisir partagé (celui de l’écriture et celui de la lecture) les pages sur les convocations de François Le Lionnais (p. 277‑287) ou certaines fiches d’oulipien. Celle dédiée à Jacques Jouet se révèle particulièrement sensible.

14On aurait pu attendre plus de parti pris sur les textes oulipiens, sur le plan esthétique et surtout poétique mais l’enjeu du projet n’est pas là. La bibliographie est très riche et peut permettre d’explorer cet aspect par ailleurs. L’ouvrage se veut plutôt fédérateur ; les polémiques sont évoquées mais restent tenues à distance sans parti pris. Cela reste une très belle histoire, celle d’un groupe qui a su s’imposer depuis plus d’un demi‑siècle sur la scène littéraire, et celle de ses membres qui font du collectif une force pour lui et pour eux‑mêmes.