Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
titre article
Amélie de Chaisemartin

Le réalisme a-t-il du style ?

Philippe Hamon, Puisque réalisme il y a, Genève : Éditions La Baconnière, 2015, 351 p., EAN 9782940431342.

1Puisque réalisme il y a est un recueil d’articles et de communications écrits par Philippe Hamon qui ont été publiés dans des revues ou volumes collectifs entre 2000 et 2015. Le titre du recueil d’articles est emprunté à une lettre de 1854 de Gustave Courbet à Champfleury, repris par Baudelaire dans des notes à propos de l’exposition de Courbet de 1855. Ce sont ainsi des textes appartenant au corpus de ce que Champfleury a baptisé « le réalisme » qui intéressent Ph. Hamon dans ce recueil. La réticence exprimée par la formule de Courbet et reprise par Ph. Hamon indique cependant le refus de l’auteur de « clore » de manière trop définie ce corpus et de l’identifier rigoureusement avec les bornes d’une école « réaliste ». Ph. Hamon affirme en introduction s’intéresser aux textes qui portent la marque d’un « désir de réalisme », selon les mots de Valéry, soit des textes qui cherchent à imiter les apparences de la réalité. Balzac, Flaubert, Maupassant, les frères Goncourt, Zola, sont les auteurs les plus étudiés dans ces articles. Toutes les études du recueil visent à définir les procédés d’écriture qui permettent de donner aux récits réalistes l’apparence de la réalité. La publication en un seul et même livre de ces études permet donc au lecteur d’avoir un point de vue d’ensemble sur les caractéristiques stylistiques de ces textes et d’essayer, en suivant les pistes proposées par Ph. Hamon, de répondre à la passionnante question : y a-t-il un style réaliste ? Cette question avait déjà été abordée par Jakobson, Genette, Barthes, Ginzburg et c’est dans leur sillage explicite que se situe la réflexion de Ph. Hamon. La mise en exergue du terme « réalisme » et la loi de causalité implicite introduite par la conjonction de subordination « puisque » du titre du recueil soulignent en effet la persistance de l’auteur à « reposer » cette question ambitieuse malgré la difficile définition de l’objet « réalisme », et ce pour notre plus grand plaisir.

Le style réaliste : le moulage du réel

2Dans son introduction, Ph. Hamon montre que le « désir de réalisme » des écrivains s’exprime dans leurs textes par l’image récurrente du « moulage » ou de l’impression. Le rêve de l’écriture réaliste serait ainsi d’être moulée par le réel lui-même, d’en être la directe impression, la trace indiciaire. Ph. Hamon prend au sérieux ce « désir » d’un texte modelé par le réel en analysant le style réaliste comme autant de traces du réel d’une époque. Les différents articles du livre suivent en effet souvent une progression, un fil d’enquête similaires.

3Ph. Hamon commence par identifier un « objet », un référent réel qui apparaît souvent dans les textes réalistes. Ces référents donnent les titres de la plupart des chapitres du recueil, comme la « vibration » pour désigner un mouvement discontinu et répété, les « passions », le « corps au travail », le « défilé », la « liste », la « relique ». Hamon montre que ces référents sont, pour les réalistes de la fin du xixe siècle, ce qui constitue de manière privilégiée le réel. Ces réalités sont autant de caractéristiques du corps en mouvement, exposé dans ses dimensions les plus concrètes, les plus sensibles, dans le contexte particulier de l’industrialisation de la société. La « vibration » est la désignation d’un mouvement qui semble le propre de la société de la seconde moitié du xixe siècle, mouvement linéaire, discontinu, de répétition, qui oscille entre le mouvement et le stationnement. Ce mouvement traditionnellement associé à la corde correspond bien à l’émergence du « nerf » dans le discours psychologique et médical. Le « défilé » entre dans la catégorie de ces mouvements « vibratoires » propres aux manifestations institutionnelle et sociales mais aussi aux travaux et aux moyens de transport de la société industrielle. La « liste » est elle aussi un objet courant des mœurs de la société marchande du xixe siècle, caractérisée par l’invasion des catalogues, des musées, des inventaires. Les passions médicalisées et le corps au travail sont deux référents qui émergent dans la littérature réaliste dans un contexte de naissance de nouvelles psychologies et de nouvelles techniques de production. La « relique », religieuse ou laïque, est enfin un objet privilégié de la société de la seconde moitié du siècle, dans un contexte où l’enquête scientifique, médicale et juridique s’appuient sur la « preuve » du détail pour différencier le vrai du faux, comme l’a montré Carlo Ginzburg dans sa définition du paradigme indiciaire. La « relique » asserte la réalité d’une histoire.

4La description de ces différents « objets » du réel de la littérature réaliste, objets historiquement situés, donne lieu ensuite à une étude de la parenté du mode d’apparition de ces objets dans le réel avec la structure et les figures du texte réaliste. Ph. Hamon montre ainsi que tous les verbes de mouvement des textes de Maupassant sont caractérisés par un aspect itératif et fréquentatif propres à la description d’un mouvement discontinu rapide et répété, mouvement oxymorique caractérisé à la fois par la mobilité et la répétition. Il montre également que les onomatopées fréquentes du texte comme « tic-tac » ou « toc-toc » imitent ce mouvement. La « vibration » n’est donc pas seulement un objet ou un thème du texte mais elle conditionne la structure et les figures du texte. Ph. Hamon montre la même chose pour l’objet médicalisé des « passions » qui entraîne l’usage de figures « scientifiques » pour désigner les passions avec, notamment, le champ lexical de la « force » physique ou du « volume » chez Zola, les Goncourt ou Hugo, ou la « sursyntaxisation conjonctive » qui exhibe la logique du développement des passions chez Balzac. Le « défilé » et la « mise en liste » sont également des « figures » principales du texte réaliste. Les paysages, les pensées ou les objets sont présentés dans de longues listes, de longs défilés caractérisés par le mouvement et la répétition du même. C’est l’ordre des gestes du corps au travail qui conditionne l’ordre du « blason » des détails du corps, selon le modèle de la description homérique du bouclier forgé par Vulcain. La logique des gestes ne suit cependant pas nécessairement l’ordre traditionnel continu du blason (de la tête aux pieds) et entraîne souvent un morcellement de la vision du corps. La relique est, enfin, une « figure » privilégiée du texte réaliste en ce qu’elle nécessite une « exposition », une « mise-en-scène ». Ph. Hamon la rapproche de la métonymie et de la synecdoque, dont Jakobson avait dit qu’elles étaient les figures caractéristiques du réalisme. Ph. Hamon montre d’une manière très intéressante comment ces caractéristiques de l’écriture réaliste se retrouvent dans des poèmes réalistes comme ceux de Coppée. Il remet ainsi en question l’opposition entre écriture réaliste et poésie fondée sur la distinction de Jakobson entre fonction référentielle et fonction poétique du langage.

5En se « moulant » sur les objets, le texte réaliste donne le sentiment que le réel donne lui-même son empreinte au texte, sans l’intermédiaire d’une instance narrative. En soulignant les liens qui existent entre les « objets » référentiels des textes réalistes et le style de ces textes, Ph. Hamon épouse ainsi le point de vue idéal du texte réaliste qui présuppose que les textes sont les traces du réel d’une époque. Ces objets référentiels sont en effet eux-mêmes déterminés par la société industrielle du xixe siècle, et le style apparaît donc ici comme le fruit d’un système de production à un moment de son histoire.

6La manière dont Ph. Hamon envisage l’efficacité de la « relique » entre en résonance avec le pouvoir prêté aux objets du monde dans la définition du style. Ph. Hamon écrit en effet que de même que la relique « déclenche » la foi religieuse, elle « déclenche », dans le contexte du texte réaliste, la croyance en la vérité du texte. Penser que la relique déclenche la foi simplifie de manière un peu schématique la réalité du phénomène religieux. Comme tout « indice » il semble, au contraire, que le premier effet de la relique en période moderne soit de susciter le soupçon, l’interrogation sur son authenticité. La « relique » n’a ainsi de valeur que si le regard posé sur elle est déjà un regard de « foi ». Il convient ainsi peut-être de renverser la perspective. Le texte réaliste nous convainc moins par la prolifération de ses détails réels que parce que nous avons envie de croire à l’histoire qui nous est racontée.

7Ce pouvoir prêté aux objets du réel dans la formation du style apparaît également dans le chapitre consacré aux images mentales de l’écrivain réaliste et de son lecteur. Ph. Hamon tente de localiser l’origine de ces images et encourage les chercheurs à étudier le lien des « images » du texte avec l’« imagerie » du xixe siècle telle qu’il l’a définie dans un précédent ouvrage. Il est significatif que Ph. Hamon nous invite à nous intéresser à l’« imagerie » qui désigne la production des images en série, plutôt qu’à l’ « imaginaire ». De la même façon, Ph. Hamon suggère d’étudier la manière dont les dessins griffonnés dans les dossiers préparatoires des écrivains peuvent, ou non, informer le texte. Le « dessin » matériel pourrait ainsi avoir une fonction de génération des images littéraires, selon le procédé industriel du moulage, de l’imprimerie. L’autre type d’images concrètes susceptibles d’informer le texte réaliste est l’ensemble des formules visibles du langage, rapportées en italique, comme le discours d’autrui ou le cliché, dont le texte garde la « trace » directe. Que la localisation des « images » originelles d’un texte aboutisse à la rencontre du langage est logique : dire que le texte est un « moulage » du réel c’est, en effet, par extension, dire que le réel est déjà du texte.

Le réel comme texte

8Le style réaliste tel que l’envisage Ph. Hamon est assimilable à l’« effet de réel » de Barthes. Comme annoncé en introduction, Ph. Hamon n’étudie pas le point de vue des textes réalistes sur le réel, mais la manière dont le texte « se donne les apparences de la réalité », c’est-à-dire dont le texte crée un effet de réel. Cette vision du style comme d’un ensemble d’effets du texte indépendants de la vision ou du projet de l’auteur date des écrits de Barthes, auquel Ph. Hamon fait plusieurs fois référence dans ses articles. Dans cette perspective, l’écriture réaliste a moins une fonction référentielle (les objets et les personnages du texte, comme le rappelle souvent Ph. Hamon dans ses écrits, sont des créatures de papier) qu’une fonction illusionniste. Le « réel » n’a ainsi d’intérêt, pour le stylisticien, que dans la mesure où il « fait figure », où il constitue déjà du langage.

9Lorsque Ph. Hamon s’interroge sur « ce que voient » respectivement l’écrivain réaliste et le lecteur, il reprend le mot de Barthes qui disait « voir du langage » et affirme qu’ils voient, tous deux, « du langage ». Hamon souligne le goût des écrivains réalistes pour la sténographie des jargons et phraséologies ou l’italique. Les écrivains réalistes rendent ainsi les parlures visibles. Face aux « images » du texte, aux « figures de rhétorique », le lecteur voit moins une image sensible que l’épaisseur du langage, rendue visible par un hiatus entre des mondes fictionnels contradictoires impliqués par les mots associés dans une métaphore comme celle des « fleuves de charbon ». La figure perturbe la lecture linéaire et révèle, selon l’heureuse expression que Ph. Hamon reprend à Barthes, le « feuilleté » des mondes fictionnels d’un texte. Il peut également voir un style, le style de l’auteur, en reconnaissant ses « parlures », ses images. Ainsi, devant le poème « Paysage », Ph. Hamon affirme voir un « paysage de Baudelaire » portant le sceau d’une écriture reconnaissable, mêlée de réalisme et d’ironie, d’image romantique sabotée par la « grande image américaine », selon l’expression que Ph. Hamon emprunte à Jules Laforgue. Il voit ainsi la « figure » de Baudelaire se dessiner. Ce triomphe de la « visibilité » du langage en régime réaliste apparaît aussi dans le chapitre consacré à l’usage des calembours par Balzac. Le calembour, comme le montre très bien Ph. Hamon, donne en effet à voir l’épaisseur des mots, au risque de fragmenter la continuité du discours.

10Si ces analyses sont souvent très séduisantes, elles repoussent de manière trop systématique l’interprétation « visuelle » de l’image textuelle. Le « visuel », nous l’avons vu, n’est abordé qu’en terme d’ « imagerie » et non d’imaginaire. L’on s’étonne que cette étude sur l’image ne s’appuie pas du tout sur les travaux récents et multiples (que ce soient ceux de Nicolas Wanlin, de Liliane Louvel ou de Bernard Vouilloux) qui ont été menés sur la capacité « imageante » d’un texte. Ph. Hamon mentionne en effet l’« hypotypose » mais refuse d’étudier son fonctionnement, qu’il qualifie de trop « vague ».

11Si les études de Ph. Hamon s’intéressent à la « vue », elles refusent ainsi de s’intéresser à la « vision », trop difficilement « localisable » en un objet. Ce refus a pour conséquence une incompatibilité entre la démarche d’Auerbach et celle de Ph. Hamon, malgré les tentatives de Ph. Hamon de traduire en termes « stylistiques » la démarche d’Auerbach dans le premier chapitre du livre. Tout en reconnaissant la pertinence des critères définitoires du réalisme par Auerbach, Ph. Hamon montre leur difficile traduction en termes stylistiques, notamment lorsqu’il aborde la notion de « sérieux ». Dans Mimesis, en effet, Auerbach fait de l’évangile la source du « réalisme » car il représente pour la première fois le peuple d’une manière « sérieuse » et non pas uniquement comique. En traduisant le « sérieux » en procédés rhétoriques, Hamon aboutit à la contradiction selon laquelle le réalisme s’opposerait à toutes les figures du comique, comme l’ironie. Or le « sérieux » qualifie moins chez Auerbach des figures de style ou des structures textuelles isolables qu’un point de vue. La prise en compte de l’épaisseur (précisément) des personnages du peuple, de leur complexité, de leur passé et de leur condition tragique font le « sérieux » du point de vue du récit « réaliste ». C’est la profondeur du point de vue qui est ici en cause, profondeur visible dans la profondeur historique et pychologique donnée aux personnages. L’ironie du point de vue n’empêche pas la profondeur, au contraire, car elle démasque les réflexes sociaux de la pensée.

12Pour parler du « réalisme » dans la perspective d’Auerbach il semble ainsi nécessaire de voir dans les créatures de papier du texte des images significatives des idées que l’auteur se fait de la personne humaine. Plus cette idée sera riche et complexe, plus le texte sera réaliste. Auerbach ne s’intéresse pas à l’ « effet de réel ». Le réalisme ne procède pas de l’exactitude du détail mais de la représentation des profondeurs du réel. Le réalisme de Zola ne vient pas de la manière minutieuse dont il décrit les machines, mais de la figuration des forces historiques qui traversent le peuple. Ph. Hamon omet en effet de rappeler une distinction fondamentale établie par Auerbach entre une « littérature du premier plan », fidèle à l’exactitude du détail mais fermée à la réalité, au « sérieux » du réel, et une « littérature de l’arrière-plan », qui suggère les profondeurs du réel.

13Dans la perspective d’Auerbach, donc, le réalisme du xixe siècle ne naît pas avec l’« effet de réel », mais avec le romantisme.

Pour un déplacement de point de vue : « désir de réalisme » & romantisme

14Beaucoup de travaux consacrés à la littérature du xixe siècle adoptent un point de vue « rétrospectif » qui voit dans Balzac l’annonce de Zola. Le « réalisme » abordé par Ph. Hamon dans ce recueil est en fait ce qu’il appelle à plusieurs reprises le « réalisme-naturalisme ». Or il ne semble pas évident de « mettre dans le même sac » Flaubert et Zola et de donner une définition unifiée de leur « désir de réalisme ». Associer réalisme et naturalisme construit a posteriori une définition du réalisme qui gomme tout ce qu’il doit au romantisme. Ce qu’un Courbet doit au peintre Constable est pourtant, en peinture, une chose bien connue.

15Lorsque Ph. Hamon analyse certaines images « typiquement » réalistes, il néglige parfois ce que ces images doivent au romantisme et tend à rabattre l’origine de ces images sur les mœurs historiques et sociales du second empire. Prenons par exemple l’image du « défilé ». Dans le répertoire des termes qui se rapportent au champ lexical du « défilé », Ph. Hamon inclut le verbe « serpenter » et le terme de « zig-zag ». Or, contrairement à la linéarité du « défilé » et à la répétition du même qui caractérisent les textes « réalistes-naturalistes », la ligne qui serpente et le « zig-zag » sont liés, depuis le romantisme, et chez Balzac notamment, à la fantaisie de l’imagination et de la pensée. Le romantisme aussi fait « défiler » la pensée de ses personnages, mais selon un déroulé qui est davantage celui du « fleuve » qui serpente que de la procession rangée. Les paysages et les pensées qui défilent chez Flaubert appartiennent ainsi peut-être davantage à ce paradigme du « fleuve » romantique, sur lequel débute l’Éducation sentimentale, qu’à la répétition du même conditionnée par les lois de l’hérédité chez Zola.

16De la même façon, Ph. Hamon associe la figure de la liste à l’ « album » d’images dont la diffusion se développe considérablement au xixe siècle. Il voit dans l’ « album » une préfiguration du « musée » et le rattache ainsi au paradigme de la liste et du défilé. Or, comme l’a bien montré Ségolène Le Men, l’album illustré qui naît avec le romantisme est d’abord conçu comme une « cathédrale » médiévale, dont l’architecture s’oppose ainsi à la linéarité horizontale de la liste et du défilé.

17De même, l’imaginaire du « moule », de l’« empreinte » et du « sceau » vient des romanciers romantiques qui désignent le « style » d’un écrivain comme le « sceau » de son individualité. Le roman porte moins le sceau du réel que de l’esprit, de la vision de l’écrivain. Hamon évoque ce sens « romantique » du « sceau » sans souligner que ce sens entre en contradiction avec le sens « réaliste » qu’il lui donne :

Et notamment chez les théoriciens du style, le style est toujours conçu comme une adéquation à la fois à la pensée et au réel, est défini, par exemple chez un Hello, comme signature, marque, empreinte, moule de la pensée, comme « sceau » d’une individualité, comme « cachet1 ».

18Cette conciliation du sens romantique et « réaliste » supposerait une forme d’adéquation magique entre la pensée et le réel, qu’il conviendrait d’interroger davantage.

19Une autre observation qui pourrait inciter à redonner au romantisme toute son importance dans l’émergence du « désir de réalisme » apparaît à propos de l’emploi de cette image du sceau chez Flaubert « dans les quasi hallucinations de « similitudes » de Frédéric retrouvant Madame Arnoux devant toutes les autres femmes, comme devant des vêtements qui lui rappellent, ou en creux, ou dans leurs drapés moulants, le corps de la même femme2. » Ph. Hamon conclut à propos de cet emploi de l’image :

L’effet de réalité, de présence, est surtout effectif on le voit quand l’empreinte est celle d’un corps désiré et érotisé3.

20L’effet de « réel », le pouvoir indiciaire de l’empreinte dépend ici du regard de Frédéric, regard « halluciné », mû par le désir amoureux. L’effet de réel dépend ainsi moins de la fidélité du « moulage » que du regard porté sur lui et de la capacité de Frédéric à « imaginer » des rapports. Comme nous l’avons montré pour la « relique », la croyance dépend de l’intensité du désir du sujet et non de l’authenticité de l’objet. L’« effet de réel », le caractère convaincant de la représentation de la réalité procèderait ainsi de la capacité du texte à susciter l’imagination du lecteur, à l’« halluciner » par des « visions » et non par des détails.

21Cet appel à l’imagination passionnée, seule capable de produire des images convaincantes, « hallucinantes », naît avec le romantisme, dont Flaubert est peut-être l’un des plus fidèles héritiers. L’image issue du « désir » de l’auteur et du lecteur est en effet plus « réelle » que les représentations classiques conventionnelles du réel. Le désir amoureux est désir de contact et d’expérience de l’autre. Il va de pair avec une expérimentation, un tâtonnement du réel. L’on peut dire la même chose de tout sentiment : le sentiment est « sensation », expérience. Pour exprimer le « sentiment » de la nature, Constable en passe par une expérimentation du réel et observe les mouvements des nuages avec une « vérité » jamais vue dans le paysage classique. L’imagination passionnée de l’auteur romantique va ainsi de pair avec une expérimentation du réel qui dénonce la facticité de la représentation classique et fonde la quête moderne du « réalisme ».


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22Au terme de cette lecture, il apparaît que l’édition de ces articles en un même recueil est très précieuse car elle permet de faire résonner des questionnements abordés selon différents angles par chaque article. Ces chapitres sont tous des incitations généreuses à l’interrogation et aux recherches et se présentent souvent davantage sous forme de listes de questions que d’affirmations définitives. Les chercheurs ont ainsi le plaisir de n’avoir pas l’impression, en fermant le livre, que « tout a été dit » car Philippe Hamon propose des pistes à suivre pour des chercheurs futurs. Si les méthodes proposées ont une fécondité visible dans les analyses de texte présentes dans les chapitres, il importe cependant d’interroger d’une part la définition du style sur laquelle elles s’appuient et d’autre part les limites d’un corpus « réaliste » que l’on pourrait faire remonter plus haut que la deuxième moitié du xixe siècle, ce qui impliquerait peut-être paradoxalement d’associer le « désir de réalisme » à un désir immatériel d’infini. Lorsque Chateaubriand débarrasse les descriptions des paysages des nymphes classiques et désire peindre les paysages tels qu’ils sont, en les vidant de leur substrat culturel, c’est en effet pour laisser, en creux, la place à l’infini de Dieu. Comme le montre Auerbach dans Mimesis, la littérature devient réaliste quand elle cesse de représenter le réel comme un décor de fable pour prendre au sérieux sa capacité de révélation de la vérité.