Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Adrien Chassain

Notre-Dame-des-Lettres : la littérature comme aire transitionnelle & « zone à défendre »

Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris : Gallimard, coll. « NRf Essais », 2016, 317 p., EAN 9782070757862.

1S’il prend part à sa manière au débat sur la crise actuelle de la littérature et de son enseignement — débat particulièrement nourri en France depuis une dizaine d’années1 —, Lire dans la gueule du loup mérite avant tout d’être considéré pour la novation et l’importance de sa proposition théorique. Telle qu’Hélène Merlin-Kajman l’envisage, la littérature n’est pas seulement « à défendre » pour être menacée aujourd’hui, elle l’est encore en vertu de sa définition même, qui la désigne comme un régime spécifique de partage émotionnel, supposant la constitution d’espaces fragiles où livres et sujets entrent en relation selon des configurations diverses et inégalement profitables. Aussi la métaphore « zadiste » présente dans le sous-titre du livre n’est-elle pas là par hasard : ici, nul imaginaire obsidional qui verrait dans la littérature un corpus de classiques ou une institution en péril ; ces problèmes existent peut-être mais là n’est pas la perspective de l’auteure. Dire que la zone littéraire est à défendre, c’est dire qu’elle doit être investie, occupée, c’est souligner le rôle prépondérant du dispositif dans la transmission des textes et suggérer la part d’invention ou de délibération (individuelles, collectives) dont celui-ci peut faire l’objet. Bref, si la littérature était un village, le modèle en serait moins celui des « irréductibles gaulois » que les cabanes et les vergers de Notre-Dame-des-Landes : espace tout à la fois organisé, ouvert et en sursis.

2Pour décrire les conditions de possibilité, d’exercice et de « jeu » d’un tel dispositif des lettres, l’auteure emprunte à D. W. Winnicott la notion d’espace transitionnel, que le psychanalyste anglais théorisait d’abord à propos de la petite enfance mais dont lui-même postulait l’extension possible aux phénomènes culturels. Participant à l’intérêt actuel des études littéraires pour la question des émotions2, cette réflexion d’H. Merlin-Kajman en matière de « transitionnalité » de la littérature est à la fois ancienne et largement inédite : inscrite dans la continuité d’un travail au long cours sur les modes de transmission de la langue et de la littérature à l’Âge classique et dans la période contemporaine3, elle a déjà donné lieu à plusieurs articles4 et s’est trouvée au cœur des travaux et publications du mouvement « Transitions » fondé par l’auteure en 20105. Au moment où cette recherche prend enfin la forme publique et synthétique d’un ouvrage à part entière, l’occasion est bonne pour en présenter et en discuter les propositions.

Espace littéraire & partage transitionnel

3Parmi les différentes approches de la littérature qui se sont réclamées de la théorie winnicottienne des phénomènes transitionnels6, la démarche d’H. Merlin-Kajman se distingue par l’importance qu’elle prête à leur dimension spatiale et située. L’auteur de Jeu et réalité y insistait déjà, suspendant le fonctionnement des objets transitionnels (la peluche, le « doudou ») à l’institution et préservation d’une « aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure » :

Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure7.

4Propice au jeu et à l’« illusion8 », l’espace transitionnel est cette zone d’indétermination dont l’investissement permet à l’enfant de s’initier progressivement et en toute innocuité à l’épreuve de la réalité, « tâche humaine interminable » que l’adulte poursuit dans l’exercice des arts, dans la religion etc.

5Ainsi de la littérature : loin de voir dans le livre un nouveau « doudou » pour adultes lettrés, et plutôt que de limiter au texte seul la responsabilité des phénomènes transitionnels, H. Merlin-Kajman interroge la littérature à partir de la mise en espace, de la scénographie des différents types de partage qui la mobilisent et conditionnent son appréhension comme ses effets. Lecteurs ordinaires, élèves, enfants, étudiants, critiques, chercheurs et enseignants, tels sont les acteurs par lesquels se transmettent les textes littéraires, suivant mille chemins possibles mais de manière toujours relationnelle et médiate. Ce dernier point est crucial car il suffit à mesurer l’apport de l’ouvrage et de son paradigme winnicottien dans le domaine des théories de la lecture, dont plusieurs témoignent aujourd’hui d’un intérêt proche pour les usages et les appropriations éthiques de la littérature. Dans Façons de lire, manières d’être, Marielle Macé évoque ainsi cette confiance actuellement partagée dans les pouvoirs subjectivants et émancipateurs de la lecture, tout en regrettant que les pensées en question9 aient souvent négligé d’en évaluer les conditions, les médiations, les réussites autant que les ratés :

Si ce courant de pensée, écrit-elle, s’exagère peut-être le caractère automatiquement émancipateur des pratiques, c’est sans doute parce qu’il regarde la lecture comme une rencontre directe, sans médiation (sans maître, sans modèle), entre le lecteur et le livre10.

6En portant l’accent sur des scènes où la lecture se trouve d’emblée partagée — lectures à l’enfant, commentaires d’œuvres dans les classes du secondaire ou du supérieur, etc. —, il s’agit au contraire pour H. Merlin-Kajman de « rappel[er] que l’individu n’est jamais premier, qu’il est toujours d’abord relié, que ses capacités à jouer sur une aire intermédiaire dépendent des médiateurs qui la lui ont ménagée » (p. 15). Ce que l’espace transitionnel de Winnicott permet de mettre au jour, c’est ainsi l’origine — et partant le caractère toujours en partie — hétéronome de nos pratiques de lecture, dont les maîtres et modèles, outre les livres eux‑mêmes11, ont été les personnages de chair et d’os qui nous en ont permis l’accès et nous ont introduit à leur usage, figures qui, sous d’autres noms et d’autres statuts, de près ou de loin, continuent de prendre part à nos lectures.

La littérature en bonne et mauvaise parts

7Bien qu’ils soient propres à jouer un rôle décisif dans la formation et dans l’économie affective du sujet, les textes littéraires ne sauraient donc bénéficier d’un « caractère auto-émancipateur », ni davantage d’une vertu intrinsèquement transitionnelle, ce que les nombreux récits de lectures dont le livre est tramé illustrent de manière vive. Il faut souligner que la conception de la littérature engagée ici conduit à suspendre, ou du moins à laisser ouverte la question du corpus ; on trouvera de fait commentés dans l’ouvrage plusieurs textes à la marge du canon littéraire, du conte pour enfant de Daudet La Chèvre de monsieur Seguin à un article du dictionnaire de Furetière, en passant par les Mémoires de Campion et ceux de Mme de la Guette. Réciproquement, H. Merlin-Kajman ne reconnaît pas à tous les textes habituellement reçus comme « littéraires » une égale aptitude transitionnelle, quand bien même prime en dernière instance la forme de leur partage :

La littérature telle que je l’ai définie ici, ou plutôt, telle que j’en ai dessiné le possible, n’est rien d’autre que le nom d’un partage : partage transitionnel qui met en contact, pour un bienfait commun, des subjectivités ouvertes, prêtes à se transformer quoique de façon imprévisible. Le langage nous précède et nous lie. La littérature mobilise à un très haut degré ce qui, dans le langage, fait lien. Mais les textes dits « littéraires » peuvent être partagés de manière variée, car ils transportent en eux de quoi être mis au service de buts rhétoriques déterminés, moraux ou militants ; ils transportent aussi en eux de quoi réparer, ou au contraire, de quoi aggraver, le réel traumatique qui circule invisiblement dans le temps. Partager la littérature sur le mode transitionnel, c’est refuser de la mettre au service d’une rhétorique, quelle qu’elle soit ; et c’est privilégier sa fonction réparatrice. (p. 271)

8En considérant la littérature comme « le nom d’un partage », H. Merlin-Kajman insiste donc sur la manière dont les textes se communiquent : manière qui tient à leur facture et à leur style propres, mais qui est aussi celle de leur transmission contextuelle, de leur interprétation. Un partage réussit ou, comme dit l’auteure, se fait en bonne part, lorsqu’il permet l’avènement d’un langage commun grâce auquel les sujets peuvent négocier librement (et médiatement) la figuration et la communication de leurs affects, se rapportant à eux-mêmes et aux autres comme à des « subjectivités ouvertes ». À l’inverse, un partage agit en mauvaise part dès lors qu’il substitue à cette « fonction réparatrice » de la littérature une communication dispathique, qui exacerbe et diffuse le « réel traumatique » à la faveur d’une opération qui, paradoxalement, délie, isole, endurcit ceux-là mêmes qu’elle rassemble autour d’un texte. Si le « Conteur » de Benjamin, « homme de bon conseil » riche en « expérience communicable12 », est invoqué comme figure tutélaire du partage transitionnel promu par l’auteure, le philosophe allemand ne semble pas avoir conçu cette forme de partage traumatique ou dispathique évoquée à l’instant. Là où Benjamin trouve en effet dans le mutisme des soldats revenus du front de la Première Guerre la marque de cette « pauvreté en expérience13 » dont il décrit l’avènement moderne, H. Merlin-Kajman, se tournant vers les travaux de Patrice Loraux sur les traumas historiques14, insiste sur la propension du trauma à se diffuser activement, à « circule[r] par la peau des mots et des styles15 » (p. 103‑104).

Facétie & dispathie

9Dans la perspective on le voit largement psychanalytique qui est la sienne, Lire dans la gueule du loup témoigne d’un constant effort pour peser la bonne et la mauvaise part des textes et de leurs mises en partages. Roman de 1986 qui s’est trouvé à l’hiver 2000 au cœur d’une violente polémique sur l’enseignement de la littérature, Le Grand Cahier d’Agota Kristof fournit un des exemples, longuement discuté par l’auteure, de transmission traumatique (p. 118‑131). Mais le cas de la « facétie », envisagé notamment à propos de Francion (1623) de Charles Sorel, offre sans doute l’illustration la plus complète de la démarche de l’auteure en cette matière. S’introduisant déguisés dans une noce de paysans pauvres, Francion et son maître versent un laxatif dans le plat principal des convives pour se faire ensuite les spectateurs hilares des effets de l’opération. Dans cette scène, comme dans d’autres tours facétieux que rapporte l’ouvrage, le rire oppose sans passage possible la communauté des « victimes » à celle des « rieurs », qui comprend non seulement Francion et son compagnon noble, mais attire encore à elle le lecteur trouvant en ces derniers des instances privilégiées d’identification. Comme le remarque H. Merlin-Kajman, cette sorte de rire et l’exclusion dont elle participe n’affecte pas moins la subjectivité de la victime que celle de l’agent, et compromet à ce titre la mise en jeu d’une « affectivité commune » :

Les rieurs sortent plus « forts » de la facétie : ils ont gagné en vigueur en volant une partie de la « force » de la victime — de sa part d’intimité inviolable. La facétie dissocie les affects des uns et des autres : elle défait l’affectivité commune ou plutôt ne connaît, ne produit, de cette affectivité commune, que le rire — du moins ce rire-ci, car tous les rires ne sont pas semblables —, qui inhibe tout sentiment de partage subjectif. Au moment de la facétie qui les met en relation pour les diviser, les individus cessent de pouvoir se reconnaître comme des sujets dotés d’une intimité implicitement partageable : quelque chose de plus anonyme circule entre eux, une grammaire traumatique à laquelle du symbolique très paradoxal (puisqu’il noue en déliant), une culture, se sont attachés (p. 90).

10Un tel soupçon porté sur la facétie s’accompagne du refus de concevoir celle-ci dans les termes du carnavalesque bakhtinien et de sa célébration des vertus subversives et émancipatrice du rire ou du bas corporel dans la culture populaire de la Renaissance. Ce que M. Bakhtine théorisait ainsi à partir de Rabelais16, suggérant d’ailleurs lui-même d’étendre son modèle au Francion de Sorel, l’auteure de Lire dans la gueule du loup refuse donc de le reconnaître chez ce dernier et a fortiori d’en faire une qualité propre au comique burlesque en général. Spécialiste du xviie siècle, H. Merlin-Kajman montre que la facétie à l’œuvre chez Sorel appartient à une culture où le rire reçoit une « fonction judiciaire » tolérée et parfois instituée comme telle, au point de faire partie intégrante de certains châtiments comme le pilori ou le carcan, où les suppliciés se trouvent explicitement exposés « à la risée publique ».

« L’illusion référentielle est une aberration » (Jérôme David)17

11Il convient ici de souligner la contiguïté que l’ouvrage postule entre, d’un côté, les styles et conduites mobilisés dans la littérature et, de l’autre, leurs pendants « extratextuels » ou mondains. Si le partage proposé par Sorel dans son « histoire comique » peut apparaître à l’auteure comme l’inverse d’un partage transitionnel, c’est que la facétie qu’il met en scène se situe dans la continuité de pratiques sociales quotidiennes du même ordre, et surtout que la narration adopte un point de vue identique à celui des deux complices : accompagnant, redoublant pour ainsi dire le style de leur conduite dans l’ordre de l’énonciation. À l’inverse, le cardinal de Retz, Molière, et beaucoup plus proche de nous Santiago Amigorena donnent l’exemple d’autres formes de rire et de burlesque, où le dispositif excluant de la facétie se trouble et cède le pas, soit que le rire se teinte d’empathie, soit qu’il devienne impossible d’en départager les sujets et les objets… Quoi qu’il en soit de leur part de violence ou de leur ouverture « transitionnelle », ces scènes facétieuses en rappellent et en appellent d’autres (inter-, extratextuelles), elles relèvent d’un partage qui n’engage jamais seulement la littérature :

La facétie révèle que le monde réel se partage lui aussi selon des styles qui ont leur grammaire. Le partage littéraire entretient toujours virtuellement un rapport métonymique avec tel ou tel partage « mondain ». (p. 97)

12Mettre au jour les chevauchements et les échanges possibles entre styles du texte et styles du monde, voilà qui pourrait évoquer le partage du sensible de Jacques Rancière18 ou tout autrement les réflexions de Barthes sur la dissémination et l’investissement des formes littéraires dans la vie du lecteur19. Si rien n’interdit a priori de tels passages (il faudrait les discuter), il convient de souligner ici que la démarche d’H. Merlin-Kajman consiste avant tout à placer l’accent sur la capacité du langage et de la littérature à représenter. Parce qu’elle participe de cette aire transitionnelle où le sujet, recourant à différentes formes d’illusion et de jeu, négocie sa prise sur le monde extérieur, la littérature est un espace où la projection de soi est possible et n’agit pas tout à fait en vain : renvoyant de manière indirecte à des formes de vie extratextuelles, à des « styles socio-émotionnels », elle opère aussi dans la conscience plus ou moins déclarée que d’autres subjectivité lectrices ont à se projeter dans le même espace, bref, qu’un partage est en cours, du commun en jeu.

13Ce parti pris conduit l’auteure à dénoncer partout l’interdit moderne porté sur « l’illusion référentielle ». Lointain héritier de la condamnation platonicienne de la mimesis, celui-ci est plus directement lié au courant anti-référentiel ayant eu cours dans la théorie littéraire puis dans le domaine historiographique dans les années 1960-1970, et qui continue parfois d’être mobilisé dans la recherche ou dans l’enseignement de la littérature. Empruntant le néologisme à P. Loraux20, H. Merlin-Kajman estime que « le rejet de l’illusion référentielle constitue un refus de consentiment » (p. 54), refus, autrement dit, d’attester la réalité ou les affects mobilisés par les textes et aussi refus de « sentir-avec ». La catharsis, dans le sillage de laquelle l’auteure conçoit l’effet transitionnel de la littérature21, est alors rendue impossible : « exit la confiance dans la communicabilité de la réalité que présuppose la représentation, ou dans la capacité du langage à réveiller le sentiment, à faire res-sentir » (p. 130‑131). Fidèle à la perspective de l’ouvrage, cette critique de l’approche anti-référentielle des textes se fait à l’aune du partage qu’elle implique, comme ici à propos du déconstructionnisme de Paul de Man :

Le déconstructionnisme fait entrer dans le seul texte toutes les contradictions insupportables qui pourraient fissurer l’espace extratextuel (et, par ricochet, on peut le supposer, le monde interne du critique). Mais le repli dans le seul monde, intellectualisé, du texte et de ses opérations, de son économique, de son fonctionnement, constitue lui-même un partage — le partage d’un dé-partage : une telle lecture agresse le monde interne, elle en exige le sacrifice, elle attaque les liens que le texte noue avec son lecteur. (p. 195)

14Ces lignes montrent assez que l’auteure n’oppose pas un investissement « transitionnel » de la littérature mené sous l’aspect des affects à d’autres pratiques interprétatives qui seraient comme « désaffectées » : il s’agit au contraire d’affirmer que tout mode de transmission littéraire, toute méthode critique engage nécessairement l’affectivité et le « monde interne » des sujets impliqués. Simplement, les affects n’en sont pas moins mobilisés diversement selon les méthodes et les applications, et c’est cette diversité même que l’ouvrage se propose d’explorer, d’interroger et d’évaluer22.

15Comme on pouvait ne pas s’y attendre, la réhabilitation de la référence et de la représentation dans le discours littéraire se double dans l’ouvrage d’une promotion de la variation des interprétations, de la multiplicité et du déplacement des identifications subjectives, ainsi que d’un travail sur la matérialité et la dimension phonique du texte — travail qui n’a rien à envier à la signifiance des modernes et à leur enthousiasme devant les anagrammes de Saussure, il n’est pour s’en convaincre que de voir l’analyse du Bourgeois gentilhomme au chapitre VII, où l’auteure retrouve et fait jouer les différents noms de Molière dans le babil turquisant de M. Jourdain. Rien d’incident à cela, car c’est une des caractéristiques majeures de l’espace transitionnel que de pouvoir se prêter à pareilles mobilité et plasticité des projections et des symbolisations. Se recommandant de la psychanalyste Monique David-Ménard, l’auteure affirme ainsi, à propos du conte de Daudet :

Si je lis La Chèvre de monsieur Seguin en étant tour à tour la chèvre et le loup, sa lecture me procure l’espace d’une transformation grâce à laquelle je ne suis plus englouti(e) dans « la fixité des places qui figeaient l’existence ». C’est cette « capacité à jouer avec les points de souffrance […] qu’on nomme habituellement subjectivité23 », et c’est elle qui a été anéantie dans la névrose traumatique. (p. 191)

16Favorable à cette conception thérapeutique de l’approche psychanalytique des arts observée chez M. David-Ménard24, l’auteure refuse les interprétations symptomales ou symboliques qui assignent au texte un sens définitif et souverain, quelque éloigné qu’il soit de sa lettre apparente. Serge Doubrovsky lisant Le Cid de Corneille, Robert Faurisson « Voyelles » de Rimbaud : à des titres et des degrés divers, ces lectures fonctionnent selon l’auteure comme des « fantasmes à ciel ouvert » dont le problème n’est pas le caractère fantasmatique, mais bien la geste révélatrice et réductrice qui les conduit à nier le partage commun du sens — s’il est vrai que « certains fantasmes visent à tuer tous les autres » (p. 135) : « Le commentaire de Faurisson, celui de Doubrovsky, ne m’intéressent pas, ne font pas sens pour moi, et même agressent mon plaisir » (p. 134).

« Pour moi » interprétatif & mise en roman de la théorie

17L’invocation de ce « sens pour moi » est emblématique de la méthode critique adoptée dans l’ouvrage et mérite qu’on insiste sur sa fonction et sa portée : car à prendre le risque d’évaluer la dimension transitionnelle des textes et de leurs partages, l’auteure va sans doute au devant de critiques qui lui reprocheront de moraliser leur approche, si ce n’est de promouvoir une forme de censure à leur égard. De fait, il est bel est bien question de départager les textes et les manières de transmettre, d’opérer des choix pour l’enseignement dans l’idée que tous ces textes et dispositifs pédagogiques ne se valent pas. Or, comme l’indiquent ces « pour moi » qui jalonnent le propos, l’évaluation en question ne se fait pas au nom d’une morale ou d’un catéchisme quelconques, mais suivant une délibération subjective des effets émotionnels de la transmission littéraire : délibération située, affectée, elle-même engagée dans cette zone transitionnelle de la littérature que l’ouvrage arpente. Partagé de telle manière, tel texte offre-t-il pour moi l’occasion à tel(s) sujet(s) d’y « faire jouer leurs points de souffrance », d’y éprouver de la joie, ou au contraire diffuse-t-il, répercute-t-il la violence traumatique dont il procède ? Poser cette question n’est pas en appeler à une littérature de bons sentiments ou à la mise à l’index de certains contenus (violences physiques ou psychiques, sexualité etc.), puisqu’il n’en va pas tant des actions et émotions représentées, ni même des doctrines ou engagements auctoriaux, que du dispositif textuel et pédagogique qui préside à leur communication. À preuve : il n’est pas jusqu’aux textes initiant en eux-mêmes un partage en mauvaise part qui ne puissent faire l’objet d’une transmission en bonne part, pour peu que le dispositif soit bon – pratique que l’auteure met largement à profit dans son ouvrage, et dont elle se justifie ainsi à l’occasion de son chapitre sur la facétie :

[…] ce qui m’intéresse dans ce type de textes, ce que je leur arrache plutôt qu’ils ne me le donnent, ce que je veux, quant à moi, leur prendre pour le redonner, c’est l’effort d’imagination qu’il me faut faire pour essayer malgré tout de sentir, à travers eux, ce qu’il en est de ne pas sentir ; et de le faire ressentir à ceux devant qui je les commente. Comme ce sont des œuvres littéraires, je peux me tenir à distance, ne pas être pétrifiée par la violence de leur rire, je peux assister comme cachée à ce qu’ils déploient — je peux me refuser à l’espèce d’embuscade qu’ils me tendent : l’obligation d’entrer dans la scène comme complice. (p. 102)

18Sentir et faire sentir « ce qu’il en est de ne pas sentir », tel est donc l’enjeu propre au partage des textes à forte charge « dispathique », auquel s’essaye l’auteure à propos de Sorel, Kristof, Zola ou encore Mme de la Guette. Âpres parfois mais sans jamais verser dans le style du pamphlet, ces pages font aussi mieux ressortir les commentaires dont l’objectif est plus directement et positivement (mais de manière non moins réflexive) de faire sentir ce qu’il en est de sentir : ainsi, parmi de nombreux exemples possibles, de l’article « Patatras Monsieur de Nevers » lu dans le Dictionnaire universel de Furetière (1694) ou d’un sonnet des Amours de Ronsard (1557) interprété par Ullrich Langer, « Ces flots jumeaux de lait bien épaissi ».

19En plaçant son discours sous le signe du « pour moi », il ne s’agit pas, loin s’en faut, d’envisager la transitionnalité des textes et des dispositifs de partage comme une affaire purement relative et individuelle ; l’auteure de Lire dans la gueule du loup ne part pas de sa situation subjective sans chercher dans le même temps, comme disait Barthes, à « argumenter ses humeurs25 ». Surtout, l’espace transitionnel étant une zone de médiation, à l’articulation de l’individuel et du collectif, le sujet n’y délibère jamais seul ni pour lui seul : adopter ce point de vue embarqué revient au contraire à rappeler la théorie et ses abstractions à la dimension « horizontale » du commun :

Je suis sans cesse partie de situations concrètes de partage littéraire pour interroger la théorie, non l’inverse. Cela implique que j’ai mis en jeu ma propre « intimité », convaincue non pas que je portais en moi la forme entière de l’humaine condition, comme Montaigne, mais que la seule manière d’explorer ce que la littérature nous fait était de l’observer à partir de ce qu’elle fait à un « moi » — un moi relié : relié au livre, à d’autres lecteurs, à des enfants, à des élèves, à des étudiants, à des chercheurs. […]
J’ai tâché d’analyser ce qui se joue dans le partage littéraire en me prenant « moi‑même » comme point de rencontre et d’impact entre pratique de la recherche et pratique pédagogique, monde interne et monde externe. J’ai ainsi arpenté cet espace transitionnel et, en l’occupant, chercher à m’en rendre témoin. (p. 19-20)

20Il faut dire à quel point ce propos détermine la forme du livre : plutôt que d’exposer la théorie dans l’ordre démonstratif de ses raisons et de ses propositions, l’ouvrage est conçu comme un montage de scènes de lecture, le plus souvent énoncées en première personne. S’il permet d’explorer le partage de la littérature dans la diversité de ses contextes (lecture à voix haute aux enfants, lecture solitaire, diverse selon les âges et les souvenirs, situations d’enseignement, colloques de recherche…), ce dispositif réalise aussi une mise en récit du discours critique, et lui prête parfois la forme d’une espèce de roman d’apprentissage. Rapportée par l’auteure dans le premier chapitre du livre, le souvenir ancien d’une lecture donnée à son fils du « Mauvais vitrier » de Baudelaire est à cet égard emblématique : exprimant son indignation spontanée devant le sort réservé au marchant ambulant, l’enfant suscite et accuse une faille dans la scène de partage, forçant la lectrice à intellectualiser sa pratique et à revenir sur l’émotion produite en elle par le texte : à mesure qu’elle tâche de justifier le choix du poème et d’introduire l’enfant à sa complexité, l’auteure en vient progressivement à mettre en doute ses propres réflexes critiques, ses concepts opératoires… en sorte qu’à l’occasion de cette simple lecture (et de son récit), c’est toute la conception moderne de la littérarité, de l’autotélicité du texte qui se trouve mise en débat, en même temps que sont décloisonnées les différentes instances de la lecture : la mère, la lectrice privée, l’enseignante, la chercheuse. Ici comme ailleurs, H. Merlin-Kajman ne se contente pas de rapporter des anecdotes de lecture ou d’enseignement, elle revient sur ces dernières, pèse leurs réussites et leurs ratés, envisage à leur épreuve les différentes interprétations et niveaux de sens des textes et, plusieurs fois, change d’avis. Disons-le, cette manière de réfléchir aux textes littéraires dans le souvenir et dans la perspective future de leurs mises en partage est à l’origine de nombreux bonheurs de lecture, tant l’impression est parfois vertigineuse de trouver articulées ensemble et mises à profit les unes des autres la discussion de scènes de transmission, l’analyse savante des textes et la réflexion théorique menée autour des possibles transitionnels de la littérature.

« Lire dans la gueule du loup » : centralité du trauma & question ouverte des conduites

21Comme le titre du livre le suggère, il est tout de même un espace particulier — non pas clos mais disons à demi ouvert, entrebâillé — dans les limites duquel l’auteure réalise son parcours à travers la diversité des textes et de leurs scènes de partage. « Lire dans la gueule du loup » : de cette dernière, tout se passe en effet comme si l’on ne pouvait jamais vraiment sortir, comme si l’instauration d’une aire transitionnelle était plutôt une manière d’aménager cette caverne inhospitalière, d’ajourner éperdument, à la manière de Shéhérazade, le moment où les mâchoires se referment. Pour le dire sans allégoriser davantage, l’ouvrage repose sur une certaine centralité accordée au trauma dans l’approche de la littérature26 : tout en cherchant à « dessiner les conditions d’une sortie de cette culture du trauma » (p. 275) qu’elle observe dans l’époque présente et dont elle dénonce les modes de transmission apathiques ou dispathiques, H. Merlin-Kajman affirme aussi qu’« aucun texte littéraire ne se tient en dehors du vécu traumatique » (p. 47). Réputée incapable — sauf à le dénier et à s’y enfoncer davantage ? — de se tenir en dehors du trauma, la littérature contribuerait en revanche à rendre habitable cette « virtualité d’abîme propre à chacun » (p. 156), à entreprendre, au moyen de ce détour par le commun en quoi elle consiste, un travail de figuration et de symbolisation pouvant extraire de la joie à partir des « points de souffrance » du sujet.

22La question de la « beauté », dont le dernier chapitre propose de renouveler l’approche, est à cet égard révélatrice d’une hésitation quant au caractère indépassable (ou non) de ce fonds traumatique de la littérature, dont participent ensemble expériences individuelles et drames collectifs de l’histoire. De fait, s’il semble bien (re)conquis sur le terrain du trauma27, le sentiment du beau apparaît aussi à l’auteure comme le nom d’un certain régime de gratuité du partage littéraire :

Sans doute devons-nous désormais refuser résolument l’exigence souveraine de la forme belle. Mais cela ne doit pas nous condamner à la pétrification, à l’anesthésie. Et la tâche des enseignants et de la critique est ici particulièrement engagée : « Comme c’est beau ! », ou tout autre formule analogue discrètement émise ou discrètement exprimée, traduit la possibilité d’un partage émotionnel en quelque sorte gratuit, un partage qui n’existe pour rien d’autre que pour ce partage, révélant l’existence d’une sorte de surplus de socialité : socialité inutile, dénuée d’enjeux, qui nous lie sans raison les uns aux autres par un lien sensible éclairant soudain l’espace entre nous, sans autre fin que cette curieuse vibration qui circule et se diffuse par la médiation d’un objet de plaisir perçu en commun et qui réussit, aussi brève que puisse en être l’expérience, à nous faire sortir de nos habitudes, de nos intérêts stratégiques ou de notre apathie. (p. 267)

23Entre une littérature aux prises avec la souffrance et un partage littéraire placé comme ici sous le signe d’un « surplus de socialité » inutile et gratuit, il n’est pas forcément de contradiction ou d’incompatibilité véritables. En revanche, peut-être y a-t-il là du champ pour d’autres usages ou appropriations possibles des textes littéraires, sans qu’il soit d’ailleurs besoin de sortir du modèle transitionnel proposé par l’auteure. À envisager la littérature à l’aune des émotions qu’elle communique et du processus cathartique dont elle peut être le siège, l’ouvrage laisse par exemple ouverte la question éthique et politique des conduites. Or, si le partage transitionnel de la littérature œuvre « en dehors de tout souci pratique immédiat », le « champ d’expérience » (p. 272) qu’il ouvre n’en est peut-être pas moins l’objet d’un souci pratique médiat : à la réparation du vécu traumatique, s’ajouterait alors, parmi les pouvoirs transitionnels de la littérature, la délibération et la projection indirecte d’un certain avenir du sujet (et du commun). Au reste, illustrant par sa propre forme le partage transitionnel qu’il théorise et encourage, le livre s’inscrit lui-même dans un horizon pratique de cet ordre, horizon que la conclusion du livre place sous le patronage favorable d’Italo Calvino :

L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir ; la seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher à savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire place28.

24Adressées au Grand Khan par Marco Polo à la fin des Villes invisibles, ces lignes si fortifiantes que l’auteure s’approprie pour en communiquer l’élan sont aussi de la littérature. Mais après tout, du titre au sous-titre de l’ouvrage d’Hélène Merlin-Kajman, il est peut-être permis d’observer l’ébauche d’une semblable mise en mouvement, menant du domaine de l’empathie à celui des conduites et trouvant dans celui-là les linéaments de celles-ci : s’il est vrai que la littérature est une zone à défendre, nul doute qu’elle en dit long d’elle-même sur les moyens et les difficultés de ce type particulier de résistance qu’elle appelle29.