Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Mars 2019 (volume 20, numéro 3)
titre article
Julien Jeusette

Disparaître pour résister

David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Paris : Métaillé, coll. « Traversées », 2015, 208 p., EAN 9791022601603.

Disparu, oui, j’avais disparu.
Patrick Modiano, Voyage de noces

1En 2009, le cadavre nu d’un homme d’une cinquantaine d’années est retrouvé sur une plage en Irlande par des promeneurs. Décrit par un article du Monde comme « L’homme qui voulait effacer sa vie », Peter Bergman (faux nom avec lequel il s’enregistre à l’hôtel) a minutieusement organisé sa disparition au point de n’avoir jamais été identifié : « cet homme s’est non seulement suicidé, mais aussi donné beaucoup de mal pour disparaître dans l’anonymat le plus complet1 ». Ces dernières années, plusieurs critiques littéraires, philosophes et anthropologues se sont intéressés au phénomène de la disparition, à l’instar notamment de Dominique Rabaté, qui aborde dans Désirs de disparaître (2016)« l’attrait romanesque aujourd’hui si puissant 2» pour les différentes formes d’effacement, de soustraction ou de repli chez des écrivains aussi variés que Patrick Modiano, Pascal Quignard, Christian Garcin, Marie NDiaye ou encore Sylvie Germain. Tant ce motif est récurrent dans les récits littéraires et cinématographiques contemporains, D. Rabaté le considère comme un « véritable cliché fictionnel ».

2Dans Disparaître de soi, une tentation contemporaine, David Le Breton pense également la disparition à partir de la littérature, mais la visée de son essai est plutôt d’ordre anthropologique : il cherche à cartographier tous « les stratagèmes de nos contemporains pour glisser entre les mailles du tissu social et renaître ailleurs sous une autre version ou s’effacer dans la discrétion, la solitude, l’absence » (p. 193). La question de l’identité en crise est au cœur de l’ouvrage. Dans nos sociétés,

être soi ne coule plus de source dans la mesure où il faut à tout instant se mettre au monde, s’ajuster aux circonstances, assumer son autonomie, rester à la hauteur. Il ne suffit plus de naître ou de grandir, il faut désormais se construire en permanence, demeurer mobilisé. (p. 14)

3Seuls dans cette quête infinie de sens, les individus sont constamment pressés par des impératifs de rentabilité, de flexibilité et d’adaptation. De ce point de vue, D. Le Breton conçoit la disparition comme une réponse au caractère insoutenable de l’existence contemporaine : ce n’est pas une « excentricité ou une pathologie, mais une expression radicale de liberté, celle du refus de collaborer en se tenant à distance ou en se soustrayant à la part la plus contraignante de l’identité au sein du lien social » (p. 50). Face aux multiples contraintes sociales, disparaître signifie dès lors « ne plus avoir à porter les contraintes de son identité » (p. 159). C’est de soi qu’il s’agit de prendre ses distances, dans la mesure où l’individualisme devient « de plus en plus difficile à assumer » (p. 176).

Blancheur

4L’anthropologue nomme blancheur

[…] cet état d’absence à soi plus ou moins prononcé, le fait prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté ou de la pénibilité d’être soi. Dans tous les cas, la volonté est de relâcher la pression. (p. 17)

5De façon éphémère ou durable, l’expérience de la blancheur, qui se décline sur différents modes avec des intensités variées, relève aujourd’hui presque d’une nécessité vitale. D. Le Breton va étudier au fil de son ouvrage les multiples formes que prend la blancheur, en commençant par le sommeil : « dormir est une manière de se dérober à ses responsabilités ou à l’impératif de bouger aux yeux des autres » (p. 51). Jonathan Crary tient une position similaire dans 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, puisqu’il en faitle dernier rempart que n’a pas (encore) colonisé la logique marchande. D. Le Breton s’intéresse ensuite à l’immersion dans différentes activités (le pachinko au Japon, les échecs, les jeux vidéos, les voyages) qui permettent aux individus perdus dans le flux incessant du monde d’avoir prise sur leur environnement. L’impression de manque de contrôle serait en effet l’une des causes du burn out et de la dépression, phénomènes qui font l’objet de deux sous-chapitres. Face à une trop grande pression et à l’impossibilité de suivre un rythme imposé, « la dépression est le moyen trouvé, à son insu, pour ralentir » (p. 72). Contre l’ « hétérorythmie 3» dont parle Roland Barthes dans Comment vivre ensemble, la blancheur apparaît comme l’affirmation délicate d’une « idiorythmie ».

6Les deux chapitres suivants abordent les temps de l’adolescence et de la vieillesse. Confronté à un nombre presque infini de possibilités de vie, sans orientation, l’adolescent peut rechercher le retrait pour échapper à cette pression. D. Le Breton détaille ainsi les différentes tentatives plus ou moins éphémères « de se débarrasser de soi » (p. 83) : les fugues et l’errance ; le monde virtuel, qui permet de s’inventer une nouvelle vie ; les sectes, qui demandent aux membres d’abandonner leur identité initiale et donnent une direction ; l’anorexie, en tant que refus de collaborer avec le monde extérieur ; la « défonce » par la drogue ou l’alcool ; les « jeux d’asphyxie » qui conduisent ses adeptes à l’évanouissement. Autant de pratiques que mobilisent les jeunes pour se soustraire temporairement aux attentes oppressantes de la société.

7Le chapitre sur la vieillesse considère uniquement le versant négatif de celle-ci, lorsqu’elle prend la forme d’un lent cheminement vers la « disparition progressive de soi » (p. 139). En effet, à ce moment de l’existence, l’identité peut commencer à s’effriter dans la mesure où la personne retraitée a parfois l’impression de vivre en marge de la société. D. Le Breton envisage dès lors la maladie d’Alzheimer comme une volonté de s’effacer, un repli sur soi radical et irréversible, une mort avant la mort. Pour remédier un tant soit peu à cette blancheur qui vient, il convient de reconstituer ce que l’auteur appelle le « sentiment d’identité » en rétablissant un degré minimal de narcissisme (apparence, contacts, animations, etc.). En faisant apparaître la blancheur sous des « figures heureuses et malheureuses » (p. 193) au fil des chapires, l’auteur met donc en évidence le caractère profondément ambivalent de celle-ci. La grande diversité des phénomènes envisagés fait à la fois la force et la faiblesse de l’ouvrage : force, parce qu’elle met en évidence l’omniprésence contemporaine de la disparition ; faiblesse, parce qu’elle risque d’en diluer la thèse, dans la mesure où le concept de « blancheur » décrit des objets aussi variés que la pratique intensive des jeux vidéos et la maladie d’Alzheimer.

8Comme dans la plupart de ses essais, l’auteur convoque de nombreux écrivains pour étayer ses propos : Herman Melville, Fernando Pessoa, Robert Walser, Georges Perec, Vladimir Nabokov, Paul Auster, etc. Notons toutefois qu’il aurait été opportun de mentionner, dans le cadre de cette étude, La Salle de Bain (1985) de Jean-Philippe Toussaint. Ce roman dans lequel le narrateur se calfeutre dans sa baignoire et refuse d’en sortir apparaît en effet comme une cristallisation de la blancheur dont la salle de bain est une figuration. On pourrait avancer que ce texte, dont l’effacement revendiqué signale l’impossibilité vitale de poursuivre la comédie du monde, constitue l’un des premiers diagnostics du basculement anthropologique dont traite Disparaître de soi.

Résistance

9Communément considérés comme des formes de lâcheté ou d’indifférence, la disparition, la discrétion et l’effacement sont envisagés ici comme des pratiques de résistance. Cette volonté de repolitiser la blancheur est partagée par d’autres auteurs : échappée aux dispositifs de contrôle selon D. Rabaté ou Tiqqun4, résistance à « l’ordre totalitaire » selon Pierre Zaoui qui en fait (de façon non péjorative) une « politique de fourmis 5». Yves Citton avance quant à lui l’idée qu’à notre époque, « l’attention est en passe de devenir la forme hégémonique de capital 6». Dans ce qu’il nomme le capitalisme attentionnel, « tout repose […] sur une ontologie de la visibilité qui mesure le degré d’existence d’un être à la quantité et à la qualité de perceptions dont il fait l’objet de la part d’autrui 7». Contre cet impératif qui impose à chacun d’augmenter sa visibilité pour exister, « il est dès lors parfaitement justifié d’ériger la discrétion en un principe de résistance fondamentale au développement du capitalisme attentionnel 8».

10Les différentes formes de disparition (réelles et fictionnelles) que retrace D. Le Breton opposent au piège de l’identité figée la possibilité de laisser derrière soi, de façon durable ou momentanée, son passé, ses appartenances et ses angoisses concernant l’avenir, afin de « recommencer son existence sous un nouveau jour » (p. 163). Cette libération relève incontestablement d’un mode de résistance, mais l’ouvrage n’interroge pas le rapport de la blancheur individuelle à la révolte collective : si l’homme contemporain est bien devenu autonome à un degré sans précédent dans l’histoire et que « le lien à autrui est facultatif » (p. 16), pourquoi préfère-t-il à l’association collective le repli individuel, qui ne fait qu’accentuer la tendance d’atomisation inhérente à la société ? Et surtout, est-ce que la disparition de soi est susceptible de fonder une pratique de résistance commune ? Certaines tactiques de disparition des jeunes dont traite l’ouvrage pourraient en être des exemples, car elles manifestent la volonté de mettre en suspens le rapport au monde environnant, tout en étant pratiquées de manière collective. Les fuites groupées dans les drogues ou dans l’alcool pourraient ainsi être interprétées comme des mouvements de dénarcissisation au nom d’une rencontre plus authentique avec autrui. L’expérience dont témoigne Walter Benjamin dans « Hachisch à Marseille » montre bien que, dans son cas, la prise de drogue « dissipe 9» son existence tout en lui offrant un nouveau rapport au monde, résolument ouvert et désintéressé.


***

11Revenons brièvement à Peter Bergman. Le fil de ses derniers jours a été presque entièrement retracé par l’enquête policière grâce aux (très nombreuses) caméras de surveillance, aux documents administratifs (l’enregistrement à l’hôtel) et à différents témoins. L’autopsie a montré qu’il avait un cancer de la prostate non soigné à un stade avancé – cancer qui apparaît dans l’article comme une potentielle explication à son geste sinon incompréhensible. Face à la volonté de discrétion revendiquée par cet homme, comment ne pas se sentir mal à l’aise lorsqu’on s’aperçoit qu’une page Wikipédia lui est dédiée (avec une photographie de son visage prise à la morgue) et qu’un court-métrage documentaire, The Last Days of Peter Bergman, a été tourné pour tenter de donner de la consistance à cette « blancheur » énigmatique. Si les désirs de disparaître sont légion, il semblerait que les désirs de capture ne soient pas uniquement le fruit des dispositifs étatiques, mais relèvent également d’une pulsion individuelle d’identification.

12Comme le souligne l’auteur, il s’avère aujourd’hui de plus en plus difficile d’échapper aux mécanismes de quadrillage de la société10, à tel point que de nombreux sites Internet et manuels donnant des conseils précis pour réussir sa disparition (comment vivre caché, comment obtenir de faux papiers, etc.) ont vu le jour ces dernières années. Si la blancheur d’autrui s’avère à certains insupportable, l’auteur nous rappelle, en invoquant les articles 1 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme, que « disparaître est un droit » (p. 172) et il demeure optimiste : son ouvrage se clôt sur une énumération de gestes qui contribuent à alléger notre quotidien, comme « l’écriture, la lecture, la création de manière générale, la marche, le voyage, la méditation » (p. 195). À ceux qui hésitent encore à disparaître sans retour ou à se plonger dans les drogues, ces effacements éphémères permettront de résister pour un temps à la pression du monde.