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L'original absent (Revue Ad hoc n° 5)

L'original absent (Revue Ad hoc n° 5)

Publié le par Philippe Robichaud (Source : Association Ad Hoc)

Si l’imitation d’un original est un paradigme poétique classique, le fait que l'original fasse retour sous une nouvelle forme permet aussi de définir une certaine partie de la production fictionnelle : travestissements, parodies, détournement, réaffirment aussi la présence et l’actualité de l’original. Or, par opposition à ce réinvestissement des originaux, nous aimerions explorer  les originaux absents, les œuvres qui se fondent sur cette absence même de l’original, plutôt que sur l’imitation d’un original ou la reconvocation d’un original perdu. Fonder le processus de création sur l’absence de l’original, ce serait aussi affirmer une autonomie spécifique de l’œuvre, qui n’est plus prise dans un système linéaire d’influences et de références, mais se pense comme détachée d'une origine précise.

En ce sens, « original » n'est pas à entendre dans une acception étroite renvoyant à des œuvres antérieures, ou des œuvres-source, mais comme un objet identifié dans son unicité et sa singularité, pris comme point de départ d’un paradigme fictionnel ou esthétique, que cet objet ait été ou non constitué en œuvre lui-même. L'original a une fonctionnalité propre : il  fonde un ordre d'appréciation des œuvres, un système de normes ; il est donc logique que son absence remette en question cet ordre. L’absence remet ainsi en jeu aussi bien l’objet qui fait autorité en tant qu’original que le système de normes et de représentations qui en est issu. L’original se comprend ainsi soit comme un fondement, une origine à partir de laquelle apparaissent des imitations ou des copies ; soit comme une œuvre antérieure, prise comme modèle ou point de départ pour la création d’un objet nouveau. L’absence de l’original conduit à renverser le rapport entre original et copie en changeant le regard sur le statut et la valeur de ce qui était considéré comme copie ou imitation, et qui acquiert de ce fait une nouvelle autonomie, ou la perd.

            Cette absence de l’original se décline selon plusieurs modalités :

-       l’original peut être temporairement absent (« ne pas être là »), soit qu’on en ait perdu la trace ou qu’on s’en soit désintéressé ; dans ce cas l’absence n’est pas forcément conceptualisée et affirmée en tant que telle, elle existe par défaut;

-       l’original peut avoir été perdu, endommagé, incomplet, fragmentaire : dans ce cas, on assiste à des processus de déploration ou de recréation, voire dans certains cas de reconstitution de l'original, une fois constatée et assumée la perte;

-       l’original peut n’avoir jamais été là, soit qu’on croit qu’il a été là, et qu’on le naturalise et l’idéalise ; soit qu’on le postule comme origine théorique nécessaire pour comprendre ou théoriser un phénomène ; soit que la copie, par son existence même, fasse signe vers un original introuvable mais pensé comme nécessaire (démarche rétrospective, plus ou moins consciente);

-       l’original peut être fictif : soit on crée un original pour repenser un objet, qui, par l’acquisition d’un statut de copie, voit son autonomie remise en question ; soit la copie elle-même, par son caractère fictionnel, permet de dévoiler la fictionnalité de l'original qui la précède; 

-       l’original peut aussi être assumé comme fiction, (que celle-ci soit un mythe originel au fondement du politique, ou dans un tout autre ordre, un idéal ontologique) pensée comme nécessaire dans un système d’interprétation causal.

 

On peut ainsi proposer plusieurs approches de cette absence de l’original comme point de départ de la création ou de la réévaluation d’un objet (soit, à partir de l’absence, on crée une œuvre ou un objet nouveaux ; soit le constat de l’absence modifie la perception d’un objet existant) :

-       une approche linguistique et littéraire, qui prend en compte par exemple l’évolution des études récentes sur la traductologie : la traduction, pensée comme création à partir d’un original absent et non plus comme texte second dérivé d’un texte premier, peut devenir un modèle de création poétique. L'écriture elle-même est-elle toujours une « traduction sans original » qui fait résonner une étrangeté dans la langue, comme le propose par exemple l'auteure Yoko Tawada, à la suite des théories de Walter Benjamin ? 

Une approche linguiste pourrait aussi envisager le cas des langues reconstituées, originaux fictifs des langues que nous parlons. Une approche littéraire, elle, envisagerait la question de la représentation de l'absence de l'original comme point de départ de la création dans les oeuvres de fiction.

-       Une approche esthétique pourrait questionner les liens entre absence de l'original et interrogations sur les concepts d'authenticité, d'originalité et d'attribution : l'absence d'original conduit à réévaluer le statut de la copie et du faux, à repenser une œuvre non plus comme produit d'un créateur dont elle porterait trace du geste, mais comme objet sans origine assignable.

-       Une approche centrée sur les corps permettrait d'appréhender la manière dont leur matérialité résulte de processus performatifs citationnels qui se réfèrent à un original absent. Ainsi, l'incorporation des normes de genre, de « race », de classe... apparaît comme une imitation toujours défaillante d'un idéal normatif régulateur dont la fictionnalité est dévoilée par ses copies. L'original absent est alors à comprendre comme une fiction naturalisée qui produit des effets réels. Les processus de production et de transformation des corps ne sont-ils pas liés à une représentation idéale d'un original toujours absent, dont il s'agit de faire apparaître le caractère factice ? Quel est le rapport des corps à des modèles fictionnels qu'il s'agit d'imiter mais peut-être aussi de remplacer, en se posant comme copie sans original ?  

-       Une approche théorique

La question de l'original absent a également, depuis Platon, une valeur ontologique : si le monde sensible n'est qu'une imitation du monde intelligible, reproduisant des copies de copies qui ne sont que de pâles reflets de l'idée, perdant à chaque niveau d'imitation un degré d'être, ne peut-on pas considérer le ciel des idées comme un original absent – au sens où il ne se donne pas à saisir dans la perception sensible – que les choses sensibles représentent imparfaitement ? La trace de l'original serait alors présente dans ses copies ; il est nécessaire de penser les Idées pour comprendre l'apparition des phénomènes.  En d'autres termes, l'original absent est une origine nécessaire. 

D’autre part, dans une toute autre perspective ontologique, à savoir la genèse chrétienne, l'homme est créé « à l'image de Dieu » : son corps est donc la copie d'un original absent, tout comme son âme porte l'idée d'infini (si l'on suit Descartes), faisant signe vers l'existence de Dieu. Dans cette conception, on retrouve l'idée classique selon laquelle la copie aurait moins de réalité que l'original, en constituerait une version affaiblie et dégradée ontologiquement. Ce postulat n'est-il pas remis en question  par la pensée philosophique moderne ? La copie peut-elle être considérée comme plus productive d'être que l'original ? 

 

Ce numéro 6 de la revue s’accompagnera d’une journée d’étude sur le même thème, mais consacrée aux productions littéraires contemporaines, prévue le vendredi 2 juin 2017.

Les propositions d’article (max. 400 mots) doivent être envoyées au plus tard le 1er avril 2017, accompagnées d’une notice biobibliographique et du laboratoire d’affiliation, à l’adresse originalabsent@gmail.com. En vue de la publication dans la revue, nous attendons la version définitive de l’article (30 000 signes espaces non compris) pour le 1er juin 2017 au plus tard.