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La transgression dans l’épopée (Rouen)

La transgression dans l’épopée (Rouen)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Hubert Heckmann)

VIIIe Congrès international du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE)
Rouen – 27 et 28 septembre 2018
 
La transgression dans l’épopée
 
Sans être à proprement parler un trait constitutif du genre à l’échelle universelle, le motif de la transgression est cependant largement présent dans les récits épiques de la plupart des cultures. L’épopée n’a certes pas le monopole de ce motif, tout aussi fréquent dans d’autres genres, notamment le mythe et le conte où les comportements transgressifs fonctionnent souvent comme un ressort essentiel de la progression de l’intrigue. Toutefois, dans la mesure où chaque genre a son économie narrative propre servant des fins spécifiques, les actes transgressifs, même s’ils s’habillent souvent des mêmes modalités thématiques, peuvent avoir des fonctions assez différentes.
Dans les mythes, la transgression prend généralement deux formes principales : ou bien elle est involontaire (Œdipe) et elle est la marque de l’absence de maîtrise de la condition humaine sur son destin, ou bien elle est volontaire et tournée vers la transcendance, signant ainsi l’acte primordial d’un héros fondateur qui, par son geste transgressif, devient initiateur de civilisation (Prométhée).

Dans les contes, les transgressions interviennent le plus souvent pour être sanctionnées afin de conforter en définitive, dans une moralité explicite ou implicite, les valeurs de la morale sociale ; même si certains contes, il est vrai, mettent parfois en scène des héros-transgresseurs qui ne se verront pas punis mais, dans ce cas, il s’agit en général d’avatars dégradés de mythes.

Pour ce qui est de l’épopée, la transgression est au cœur même des récits originaires qui ont contribué à l’identification et à la dénomination du genre : le mot épopée vient du grec ancien ἐποποιία (de ἔπος « paroles d’un chant » et ποιέω «créer ») et c’est par ce terme ἐποποιία qu’on désignait les récits homériques. Or ces modèles constitutifs du genre présentent des récits dont le ressort principal est fondé sur une ou des transgressions : dans L’Iliade, dès le chant 1, Agamemnon offense Apollon en outrageant Chrysès à qui il refuse de rendre sa fille Chryséis contre une généreuse rançon. C’est ce comportement transgressif (l’offense à un dieu par l’intermédiaire de son prêtre) qui, par une cascade d’événements qui en découlent, conduira finalement Achille, vexé lorsque Agamemnon lui dérobe Briséis, à se retirer provisoirement du combat, retrait qui justifie en grande partie toute l’intrigue du poème. De même les infortunes d’Ulysse dans L’Odyssée apparaissent en partie comme les conséquences de ruptures d’interdits de la part de ses compagnons (ouverture de l’outre d’Eole, massacre des bœufs du Soleil…).

Ces modèles fondateurs et références continues en la matière ont certes eu des précurseurs qui ont été a posteriori intégrés au genre contribuant à l’élargissement du concept de l’épique, lorsqu’ils ont été découverts au XIXe siècle : par exemple les récits mésopotamiens tels que Gilgamesh dont les spécialistes, sur des critères linguistiques, font remonter la création à au moins deux millénaires avant J.-C. Or, dans chacun de ces récits, finalement rattachés à l’épique par des traces sensibles d’historicisation du mythe qu’ils relatent, on retrouve une transgression fondamentale fonctionnant comme déclencheur des épisodes qui vont s’enchaîner par la suite pour former la charpente de l’intrigue : l’affront du roi Gilgamesh et de son compagnon Enkidu à l’encontre de la déesse Ishtar, le meurtre du Dieu Apsû par son descendant Ea qui bâtit sa demeure sur la dépouille du défunt.

Dans la culture européenne, après le modèle antique, c’est l’époque médiévale, âge d’or de l’épopée, qui apparaît comme la référence du genre.  Pour se limiter aux chansons de geste françaises, diverses formes de transgressions apparaissent dans ce volumineux corpus eu égard au système de valeurs en cours à l’époque qui dictait implicitement des normes de comportement dans l’univers chevaleresque :

  • transgression de la règle de soumission et d’alliance du vassal à son seigneur par des comportements rebelles (Garin de Montglane,Girard de Vienne, Jehan de Lanson…), transgression qui, dans certains cas n’est que la conséquence de la violation préalable d’une autre règle d’honneur de la part du suzerain qui au lieu de garantir justice et protection à son vassal comme c’est son devoir, lui fait préjudice en le spoliant ou en déshonorant par exemple sa fille (Anséis de Carthage) ;
  • transgression de la règle de loyauté par des trahisons ou des machinations diverses (Hernaut d’Orléans, dans le Couronnement de Louis ; Ganelon dans la Chanson de Roland…)
  • transgression du tabou interdisant à un chrétien d’aimer une Sarrasine et réciproquement (Les Enfances Guillaume, Prise d’Orange, Hernaut de Beaulande, Huon de Bordeaux…)

Les investigations des comparatistes au XXe et XXIe siècles en diverses zones de civilisation (Scandinavie, Inde, Japon, Sibérie, Mongolie, Tibet, Afrique, etc.) ont mis au jour un peu partout dans le monde un corpus reconnu comme épique par une analogie plus ou moins étroite au modèle originel dont les récits sont également riches en transgressions de toutes sortes. Citons par exemple, dans le domaine africain, le refus de Silâmaka de porter des vêtements d’homme libre si son esclave Poullori n’en porte pas lui aussi ou, dans Soundjata, le sort du griot du héros, livré à Soumaoro.

Il n’est pas question ici de les énumérer toutes dans leurs modalités thématiques respectives, mais plutôt de repérer quelques grands ordres récurrents, définis par leur nature.

Dans la mesure où l’épopée est essentiellement un genre agonistique, la nature des transgressions qu’on y rencontre est intrinsèquement liée au défi et à la provocation d’une force adverse ; elles sont par conséquent conscientes et volontaires, ce qui est loin d’être toujours le cas pour le conte et le mythe. Ainsi peut-on distinguer par exemple :

  • la transgression d’une règle portant sur la relation à la transcendance (le destin, une divinité…) manifestée par le refus volontaire de faire cas des signes envoyés par cette transcendance (notamment le résultat de pratiques divinatoires) ou encore par une attitude consciemment offensante à l’égard d’une divinité à qui sont normalement dus respect et dévotion ;
  • la transgression d’une règle réputée naturelle (loi du plus fort, du plus grand nombre) manifestée par le refus de s’y soumettre contre toute raison ;
  • la transgression d’une règle sociale admise dans le système de valeurs de la culture qui a produit le récit épique : respect des ancêtres,respect des tabous (notamment sexuels) entre individus ou communautés, loyauté avec ses pairs etc. 

La liste, donnée à titre d’exemple, n’est pas close. Pour comprendre plus avant le rôle de ce motif dans l’épopée, il sera intéressant de corréler ces modalités de nature avec les motivations de la transgression : recherche de gloire (individuelle ou de la lignée), peur de déchoir en souillant son honneur (personnel ou celui du groupe auquel on appartient), recherche de vengeance, transgression d’un ordre social pour obéir à la loi d’un ordre plus grand (désobéir à la loi des hommes pour obéir à loi de Dieu, etc.).

Ces deux premiers facteurs sont à leur tour à mettre en rapport avec la place qu’occupent les différents auteurs de ces transgressions dans le système actantiel : héros positif, adversaire, allié (ou supposé tel), etc. C’est en grande partie de cette conjugaison entre ces trois facteurs que pourra émerger l’esquisse d’une typologie fonctionnelle spécifique de la transgression dans le genre épique.

Des communications pourront porter sur l’étude d’un (ou plusieurs) cas de transgression dans une œuvre donnée pour tenter d’en dégager la portée dans l’économie narrative ; d’autres pourront adopter un point de vue plus comparatiste en étudiant un même ordre de transgression accompli par un ou plusieurs types d’actants dans plusieurs œuvres, provenant soit d’une même culture (définie par une localisation dans le temps et dans l’espace) soit de cultures différentes.

D’autres enfin pourront suivre une orientation plus sociologique. Dans la mesure où l’exécution de  l’épopée est ou a été essentiellement orale et donc en prise directe avec un auditoire, il sera intéressant de s’interroger aussi sur l’effet immédiat que les transgressions dont fait état sa déclamation peuvent avoir sur l’auditoire en termes sociopolitiques dans la situation contemporaine à l’énonciation : invitation à la résistance face à un ordre établi, proposition de nouvelles solutions dans le cadre de nouvelles valeurs (cf. la théorie de Florence Goyet sur le « travail épique » comme contribution au dénouement d’une crise), etc. Les transgressions pourront donc aussi être étudiées par rapport aux théories sur la fonction sociale du genre épique. Ce type d’interrogation est particulièrement pertinent en Afrique (mais pas seulement), dans la mesure où l’épopée y a toujours une fonction socioculturelle très prégnante, en prise avec la vie sociale et politique. Dans de tels contextes, la notion de transgression, investie d’une double valeur sémantique et pragmatique, prend une dimension extratextuelle : moteur de la dynamique du récit, elle peut aussi devenir le moteur de l’effet à produire sur le public.

La combinaison de ces différentes approches devrait permettre, au terme du Congrès, d’ébaucher un régime spécifique du motif de la transgression tel qu’il fonctionne spécifiquement dans le genre épique.

Telles sont les questions que nous souhaiterions aborder, dans une perspective résolument comparative et interculturelle, lors de cette rencontre, qui se tiendra à l’Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, avec la participation du centre de recherches « CÉRÉdI » de l’Université de Rouen.

Afin de l’organiser dans les meilleures conditions, nous souhaiterions recevoir les propositions de participation, sous la forme d’un résumé d’une quinzaine de lignes accompagné d’un bref CV, avant le 8 janvier 2018 à l’adresse suivante : reare@univ-rouen.fr

Les communications seront de 25 mn. Une publication est prévue, a priori en ligne.

Les repas seront offerts aux participants ; les frais d’hébergement et de déplacement restent à la charge des participants ou de leur centre de recherche.
Comité d’organisation : Hubert Heckmann, Claudine Le Blanc, Jean-Pierre Martin.