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Les Voix de l’altérité : délégation, substitution, appropriation de la parole de l’Autre (Amiens)

Les Voix de l’altérité : délégation, substitution, appropriation de la parole de l’Autre (Amiens)

Publié le par Philippe Robichaud (Source : Louise Dehondt)

Les voix de l’altérité : délégation, substitution, appropriation de la parole de l’Autre

Journée d’études Jeunes chercheurs en Littérature et Linguistique

1er juin 2017 - UPJV Amiens

Ulysse déjà partait à la rencontre de langues autres, de discours étrangers, parfois incompréhensibles, parfois fascinants ; les récits de voyage du XVIe siècle mettent en scène à de multiples reprises la rencontre du locuteur avec l’Autre, celui qui ne parle pas la même langue, ne réfléchit pas selon la même logique morale ; Montaigne cède dans les Essais, en de nombreuses occasions la parole à d’autres que lui-même ; le roman fantastique ou le conte merveilleux se plaisent à mettre en scène paroles magiques venues d'autres contrées et oracles venus de l’autre monde…

La parole de l’Autre peut ainsi revêtir de multiples visages, et intéresse aussi bien le littéraire, le linguiste, que le philosophe ou l’historien des idées. Laissant de côté la réflexion sur l’intertextualité qui interroge l’inscription de l’altérité comme texte, nous souhaitons interroger la mise en voix de l’Autre en tant que personne ou personnage dont l’altérité peut être linguistique ou culturelle, morale ou politique, radicale ou relativei.

Quels présupposés se trouvent au fondement de la différence éprouvée entre Soi et l’Autre et des diverses modalités d’insertion de la parole étrangère ? De l’inscription explicite à l’allusion la plus implicite, comment le locuteur donne-t-il la parole à ce discours ressenti comme différent ? Dans quels buts cette parole est-elle insérée ? La succession de discours qui s’opère, permet-elle le dialogue, selon une forme de polyphonie énonciative, ou ce dialogue n’est-il qu'un faux-semblant, qui dissimule une violente confrontation ou un dédoublement du discours (sur le mode d’un discours qu’on pourrait qualifier de ventriloque) ? S’agit-il de construire la parole de l’Autre en miroir de sa propre parole, comme un relais du locuteur ou s’agit-il au contraire d’exhiber la parole Autre pour souligner la distance qui la sépare du discours familier, de la mettre en scène pour l’attaquer, comme parole repoussoir ? Chaque fois, une dialectique du Même et de l’autre est en jeu, dont les contours et la signification peuvent rester obliques, brouillés par l’ironie ou les brouillages énonciatifs.

Interroger l’inscription de la parole de l’autre dans l’écrit impose donc également d’interroger les frontières des genres littéraires qui l’accueillent : la parole marquée par des traits distinctifs est-elle restituée selon les mêmes modalités dans un récit de voyage ou dans un conte fantastique, dans un témoignage qui se présente comme véridique, des mémoires autobiographiques ou un article encyclopédique, au théâtre ou dans l’épopée ? Dans quelle mesure la dialectique entre le Même et l’Autre, est-elle modulée selon que l’œuvre se présente ou non comme fictionnelle, déploie une stratégie argumentative ou narrative ?

La réflexion pourra s’articuler ainsi autour de plusieurs axes :

La délégation de la parole : parler au nom de l'autre.

Que ce soit pour les défendre, faire advenir une parole étrangère, ou mettre en forme un récit de vie, l’avocat, le traducteur, le « nègre littéraire », le journaliste qui recueille des témoignages, (et leurs multiples figurations littéraires), prêtent leur voix à un autre inaudible, dont l’accès au discours est perçu comme impossible ou difficile.

Qu’advient-il lorsque celui qui se perçoit comme autre, différent ou incompétent, renonce, volontairement ou non, à parler en son nom et s’en remet à un autre, pour accéder à l’espace du discours ? Quelles traces de l'altérité initiale perdurent-elles dans un discours qui, pour être entendu, se conforme à certaines normes ? Celui qui délègue son discours n'y perd-il pas son nom ? Comment celui qui parle au nom de l'autre tient-il compte de sa propre identité ?

Dans l’étude de ces phénomènes de délégation de la parole, on questionnera ainsi le statut de celui qui renonce à parler ; le rôle de celui qui prend en charge cette parole inaudible ; l'avènement de la parole dans ce va-et-vient entre deux identités ; la réception, par l’auditeur ou le lecteur, de cette parole hybride. Qu’elle convoque récits de voyage, traductions, témoignages, récits de vie ou plaidoiries, cette réflexion pourra s'appuyer sur l'analyse de textes fictionnels ou non, en interrogeant les contraintes que le genre de discours fait peser sur l’écriture de la parole allogène.

Réduire au silence l'altérité : substitutions et spoliations de la parole de l’Autre.

Ce second axe de réflexion se propose de considérer les phénomènes de substitution de la parole et leur violence potentielle, entre truchement et trahison, aide et spoliation. Comment celui qui impose sa parole à la place de l'autre le réduit-il au silence ? Selon quelles modalités discursives et pour obéir à quels objectifs ? Comment le lecteur ou spectateur reçoivent-ils ce discours de substitution ? Comprenant l'espace du discours comme un champ de luttes pour l'appropriation de la parole, on questionnera les stratégies de celui qui maîtrise le mieux les règles et les codes en vigueur et peut réduire au silence la parole étrangère, tout en prétendant lui donner voix, en substituant à l'altérité un discours homogène. On peut penser par exemple à Zola qui, sous couvert de mettre en avant et de donner la parole au peuple, fut accusé d'avoir versé dans le misérabilisme et d'avoir livré une vision caricaturale de cette catégorie socialeii.

Ces interrogations s'appuieront par exemple sur l'analyse dialogale ; sur la considération de personnages, romanesques ou théâtraux, présentés comme maîtres dans l'art de convaincre et de persuader, de brouiller ou d'embrouiller les discours ; mais pourront aussi réfléchir sur les fonctions de procédés stylistiques comme la prosopopée, le discours rapporté...

Détournements et appropriations de la parole pour faire advenir l’altérité.

Lorsqu’une parole féminine émerge, dans la littérature de la Renaissance, elle s’appuie sur des stratégies auctoriales complexes pour faire entendre sa voix, qui reconnaissent à la parole masculine sa prééminence. Alain Mabanckou s’amuse dans Verre cassé de la nécessité de rendre compte de sa culture classique pour pouvoir s’imposer comme écrivain de langue françaiseiii.

Dans les deux cas, il s’agit d’envisager des processus inverses d'appropriation et d’étudier, non plus comment la parole allogène est manipulée par un locuteur autorisé pour advenir dans l’espace du discours, mais comment l’altérité manipule le discours normé pour se faire entendre. De nombreuses questions émergent alors. Comment faire siens, pour celui qui est perçu et construit comme marginal ou différent, les discours normatifs, perçus comme distincts, étrangers à son propre mode d'expression ? Quelles transformations du discours, quels changements de visage, cette opération implique-t-elle pour permettre l'expression d'un discours autre, et potentiellement subversif ?

En s’appuyant sur les apports des études post-coloniales et des transferts culturels, mais aussi des gender studies et des études de réception, on envisagera les modalités d'appropriation de formes et de discours dominants par des groupes ou des individus construits ou perçus comme marginaux ou soumis, et les transformations qui s'opèrent dans ces phénomènes de réappropriation.

 

La journée d’étude est destinée à de jeunes chercheurs, doctorants ou jeunes docteurs, en littérature, française ou comparée, ou en linguistique.

Les propositions de communication, de 500 mots environ, devront être envoyées avant le 28 avril 2017, accompagnées d’une rapide notice biographique à seminairedoctorants.cercll@gmail.com

Elles donneront lieu à des communications de 20-25 minutes.

Organisation : Elise Guignon et Louise Dehondt

 

Bibliographie indicative :

FOUCAULT, Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1990.

JULLIEN, François, « L’Écart et l’entre. Ou comment penser l'altérité », Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité. Paris, Galilée, 2012.

KRISTEVA, Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Éditions Gallimard, 1991.

MAINGUENEAU, Dominique, Discours et analyse du discours - Introduction, Paris, Armand Colin, 2014.

RICŒUR, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 2015.

SAID, Edward W., Culture et impérialisme, [1994], trad. P. Chemla, Paris, Fayard, 2000.

SERVET, Pierre et SERVET-PRAT, Marie-Hélène (dir.), Parole de l’Autre et genres littéraires. XVIe-XVIIe siècles. Illustrations, interactions, subversions, Genève, Droz, 2007.

TODOROV, Tzvetan, La conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Seuil, 1991.

-, Nous et les Autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1992.

 

iNous reprenons ici les distinctions proposées par Pierre Servet dans son introduction à P. Servet et M.-H. Servet-Prat (dir.), Parole de l’Autre et genres littéraires. XVIe – XVIIe siècles. Illustrations, interactions, subversions, Genève, Droz, 2007, p. 3-10.

iiDans ses travaux, Jean-Claude Passeron, notamment, se pose la question de la distance entre ce que Zola veut dire sur les classes qu'il dépeint et l'effet d'apitoiement qui en découlerait : voir à cet effet C. Grignon & J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire : Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, éd. Du Seuil, 1989.

iii Sur ces questions, voir par exemple V. Cox, The prodigious muse: women’s writing in counter-reformation Italy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2011, ainsi que Collectif Write Back, Postcolonial studies : mode d’emploi, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2013.