Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Février 2009 (volume 10, numéro 2)
Corinne Saunier

Vagues et brisants

Sylviane Agacinski, Drame des sexes, Paris : Éditions du Seuil, coll. "Librairie du XXIe siècle", 2008, 209 p., EAN 9782020965927.

1L’ouvrage de Sylviane Agacinski propose une réflexion sur la dimension dramatique des relations homme-femme, et celle des manifestations de ce que l’auteur nomme un « entre-deux » (p. 7) : entre-deux entre l’homme et la femme, entre chacun et ses propres passions ou celles qui animent l’autre. Le support de cette réflexion est un corpus constitué des œuvres de trois auteurs qui, par leurs pièces de théâtre ou films, ont mis en scène le « théâtre de la conjugalité » (p. 7) : le Norvégien Henrik Ibsen, et les Suédois August Strindberg et Ingmar Bergman.

2L’émergence des thématiques et problématiques des œuvres d’Ibsen et de Strindberg s’expliquent historiquement et socialement par une crise des valeurs et des traditions matrimoniales du XIXème siècle. « Une immense scène de ménage […] traverse alors la vie privée des Européens » (p. 7) commente l’auteur. Cette mise à mal du mariage, due à un affaiblissement, si ce n’est un effondrement du socle religieux sur lequel cette institution avait toujours, jusqu’alors, immuablement reposé, se double par ailleurs d’un conflit entre les générations. En effet, lorsque la représentation du mariage et celle de sa stabilité vacille, s’ensuit une déstabilisation, voire une remise en question – chez Strindberg – de l’autorité paternelle et de l’incontestable prééminence des ascendants sur les générations suivantes.

3L’intérêt, pour Sylviane Agacinski, de penser les problématiques de la dualité homme-femme, dramatisées au sein du mariage et plus absolument au sein du couple et à travers les affres de la parentalité, en s’appuyant sur l’étude des trois corpus précédemment cités, est multiple. En premier lieu, le théâtre d’Ibsen et de Strindberg, ainsi que le cinéma de Bergman, sont les lieux et les moments d’une mise en scène et en situation des interrogations et des constats portant sur ce complexe face-à-face entre les deux sexes. D’autre part, théâtre et cinéma placent hommes et femmes en position de parole. Les dialogues entre hommes et femmes sont fondamentaux pour aborder les questions posées par leurs relations, puisqu’ils permettent de faire entendre des différences criantes en termes de représentations de la vie, du monde, de la société et du couple pour chaque sexe. Ces dialogues mettent également l’accent sur une incommunicabilité latente et permanente, inhérente, selon l’auteur, à l’échange homme-femme (surtout dans le cadre du couple et des questions qui unissent les deux partenaires dans un sort commun), et parfois même à une psychomachie à laquelle sont parfois amenés à se livrer hommes et femmes, lorsque leurs discussions portent sur des thèmes aussi cruciaux que l’identité sexuelle, individuelle, ou sociale, de chacun, la place occupée au sein du couple, la responsabilité envers les enfants, le désir charnel (avec la perspective de l’adultère) et spirituel (la volonté d’émancipation, pour des femmes subordonnées légalement à l’homme par les liens sacrés et juridiques du mariage). Le drame est alors le théâtre d’une « lutte des cerveaux », pour reprendre une expression de l’auteur : c’est une lutte contre l’aliénation par l’autre, où chacun ne joue rien de moins qu’une forme de salut, et risque son intégrité, physique, sociale ou même mentale (certains personnages d’Ibsen ou Strindberg sont proches de la folie ou y basculent littéralement). À cette intensité intrinsèque des dialogues dans le théâtre dramatique d’Ibsen et de Strindberg, s’ajoute l’intensité esthétique des images chez Bergman, images qui participent à la dramatisation, particulièrement érotisée chez ce cinéaste, de la relation homme-femme et de ses apparentes impasses (cependant chez Bergman, le désir et son accomplissement peuvent être interprétés comme une échappée salutaire, peut-être la seule possible et accessible après la mise en échec de l’ancienne transcendance religieuse, et ce malgré l’immense immoralité, voire la culpabilité réelle ou l’abjection, que de telles échappées recèlent parfois).

4Théâtre et cinéma, enfin, permettent d’osciller entre réalité et fiction, par la mise en scène fictive, presque de l’ordre du fantasme, de situations terriblement réelles ou vraisemblables, souvent crues, selon une opération de distanciation, mais en même temps d’activation des émotions qui stimule et favorise la réflexion et l’introspection. Le théâtre d’Ibsen et de Strindberg, comme le cinéma de Bergman, se parent en ce sens d’une dimension cathartique, et font la part belle au spectateur, élément dynamique de cette mise en scène qui, par le caractère bien souvent autobiographique des intrigues présentées, tient éminemment de la mise en abyme. Le drame ne vient peut-être pas tant de ce que « l’Enfer, c’est les autres », pour reprendre la célèbre maxime d’un personnage de Huis Clos de Sartre, mais de ce que l’autre est partout, dans une forme paradoxale d’immanence divine plus menaçante qu’enveloppante (p. 11 : « Sous la forme de l’autre, il y a encore un destin ou des dieux qui se moquent de nous. / Dans l’autre sexe, on peut voir la survivance d’une figure menaçante de l’autre. Ce n’est certes pas un autre monde, ce n’est pas non plus un dieu transcendant –mais c’est une puissance dangereuse : l’homme pour la femme et la femme pour l’homme »). Dans l’opposition homme-femme, il y quelque chose de la grande dualité qui universelle qui ordonne et désordonne le monde.

5L’auteur va jusqu’à parler d’antagonisme homme-femme. Le drame devient alors même une guerre des sexes. Cette dernière thématique, actuellement très affaiblie dans nos sociétés occidentales, notamment du fait du retour au dogme de l’hyper-maternité et de la valorisation maximale de la parentalité, est présente dans l’ouvrage de Sylviane Agacinski, et témoigne de prises de position et d’affirmations fortes, même s’il n’est pas question, pour l’auteur d’opposer un sexe à l’autre ou de prôner les éventuels bienfaits de la guerre des sexes. Mais il ne s’agit pas non plus, à l’occasion de la réflexion creusée dans cet essai, de se livrer à un exercice de badinage intellectuel, de tenir un discours érudit sur la charmante différence homme-femme, complexe mais poétique, ou en tout cas présentée comme telle par un certain nombre d’auteurs de fictions, littéraires et surtout cinématographiques. Sylviane Agacinski considère, sans doute à juste titre, que le sujet est grave. On ne badine ni avec l’amour, ni avec les relations homme-femme, qu’elles soient charnelles, conjugales, passionnelles ou intellectuelles. Ainsi peut-on également comprendre la présentation orageuse, polémique peut-être, en tout cas sans détour, du désir sexuel, fondamentalement dramatique en puissance (p. 11 : « le désir sexuel reste violent, voire incontrôlé, parfois criminel, souvent incompatible avec le « monde policé » »).

6Au milieu de ce tumulte, la femme est « figure de la fatalité » plutôt que femme fatale : elle rappelle, par sa simple présence, puis signifie par ses paroles, que l’affrontement, durable ou non, est aussi inévitable que destructeur au cours de la relation homme-femme. Dans l’intimité du couple, un drame se joue et se trame toujours.

7Le titre de la première section, Théâtre intime (qui est une formule empruntée à Strindberg), dit à quel point il existe une relation d’échanges « nutritionnels » entre le drame et les rapports homme-femme. Aux sources du drame des sexes, on trouve le mensonge entre époux et partenaires, selon l’auteur, qui rappelle que pour Aristote, seule l’authenticité est de mise et moralement supportable au sein du couple, sans quoi hommes et femmes ne se livrent qu’à un jeu d’acteurs, artificiel et vain, qui fait du couple un simulacre sans âme. Toutefois, cette authenticité, portée à la scène, pose également un problème éthique, par le danger d’exhiber une intimité qui peut être perçue comme obscène. Le drame des êtres et des couples donnent à voir et à entendre ce qui se déroule normalement porte close (à ce sujet, l’auteur rappelle que « c’est avec le « drame bourgeois », celui de Diderot et de Beaumarchais, que le « malheur domestique » est entré au théâtre. » (p. 14).

8Ce théâtre intime et dramatique d’Ibsen et de Strindberg met en lumière le constat que le discours amoureux, d’une part, ne peut être qu’un monologue (face à l’autre « qui ne parle pas », pour citer Roland Barthes repris par l’auteur page 15), et, d’autre part, est le plus souvent placé du côté féminin, car c’est celui de l’attente (« assignée historiquement à la femme », comme il est mentionné également page 15).

9La modernité du drame chez Ibsen et Strindberg, et précisément du drame des sexes, tient à ce que ces auteurs ont remis en question les caractères conformes, depuis Aristote, à chaque sexe. Cela constitue en soi, parallèlement, « une critique des catégories du masculin et du féminin, autrement dit des genres » (p. 17), aussi bien sexuels que théâtraux. « La division éthique » des sexes est même, chez Strindberg, « étouffée par la rivalité brutale des individus qui, quel que soit leur sexe, cherchent à dominer et à imposer leur volonté. » (ibid.). Cette dernière observation amène l’auteur à en conclure que « le conflit des sexes met plutôt en scène la part impersonnelle que le sexe joue dans les relations entre personnes. » (ibid.), par-delà l’intimité mise en scène de prime abord au sein du drame.

10Le drame et l’action dramatique présentent la particularité et l’intérêt de montrer des personnages qui parlent « entre eux » (p. 17), qui « sont là en personne » (ibid), de nous offrir un ici et maintenant, une impression de temps réel (dans le drame, l’action a lieu sur place), alors que, par exemple, dans la poésie lyrique ou épique, le poète « parle à la place des personnages » (ibid.), ou dans la tragédie, les actions décisives sont le plus souvent dites par quelqu’un qui ne les a pas accomplies, ou se déroulent hors-scène (elles surviennent en différé dans le cours de l’intrigue). Le drame est un genre vivant, qui contient une force d’immédiateté. Cette présence du drame contribue à prendre le spectateur dans ses rouages jusqu’aux révélations dont il est le percutant vecteur. L’action dramatique se définit par ce qui survient ou éclate soudainement, ce qui saisit ou empoigne. Elle est affaire de choc, mais dénuée de sensationnel (p. 23 : « […] ce ne sont pas des faits ou des actions au sens courant qui constituent l’action dramatique, c’est leur révélation »). Ce choc, chez Ibsen et Strindberg, est mis en scène pour s’arrêter sur les femmes qui le créent. Le ressort dramatique, pour ces deux auteurs, repose sur le thème de l’insurrection féminine, d’une reconquête féminine de puissance ; chez Strindberg, l’intensité dramatique est perceptible dans la réaction des hommes qui subissent l’impact du choc en question, et qui s’en trouvent le plus souvent ébranlés.

11Le dénominateur commun des héros des drames d’Ibsen, qu’ils soient hommes ou femmes, est qu’ils doivent avant tout lutter contre eux-mêmes pour oser devenir ce qu’ils sont réellement, en dehors de toute représentation sociale, de tout idéal mortifère ou sclérosant, ou de toute répartition des rôles, toujours inéquitable. Sylviane Agacinski va même encore plus loin en affirmant que « bien des héros d’Ibsen − quel que soit leur sexe − sont empêtrés dans leur lâcheté ou leur médiocrité, incapables d’assumer leur liberté.» (p. 46). Plusieurs problématiques entravent la liberté des ces personnages : d’abord, le drame du couple, qui débouche sur un échec relationnel ; ensuite le conflit intérieur entre une éthique païenne, à l’écoute de l’instinct et des pulsions, et la vertu chrétienne, qui verrouille la spontanéité et cloue au pilori toute légitimité du plaisir en lui-même et pour lui-même ; enfin, l’immense difficulté à être soi-même face à l’autre et à sa volonté d’emprise de toute-puissance.

12Dans Maison de poupée, le déclic émancipateur a lieu chez Nora, l’héroïne de la pièce, épouse infantilisée et culpabilisée, lorsque son mari, qu’elle cherche à sauver au péril de la morale et de l’honnêteté (en se procurant de l’argent par une fausse reconnaissance de dette), lui reproche violemment ce qu’elle a fait en l’insultant et en l’humiliant, avant tout dans un souci obsédant du regard social qui pourrait être porté sur cet acte frauduleux, mais aussi sans doute parce que Nora a tout simplement osé prendre une décision et agir sans en aviser qui que ce soit, à commencer par son époux, dont elle est quasiment, selon la loi, une enfant à charge. Le silence de Nora lorsque son mari l’assène d’injures est celui qu’il faut, comme l’analyse très pertinemment Sylviane Agacinski, pour « se donne(r) le temps de se réveiller » (p. 38). Se réveiller d’une illusion, d’une mystification, d’une griserie, que cette dernière fût feinte ou réelle, sereine ou anxieuse. Nora ne sera plus jamais une enfant, la belle poupée enjouée et mutine virevoltant dans sa prison dorée. Et, selon le système marital de l’époque, cela entraîne qu’elle ne sera plus jamais non plus une épouse… ni une mère. Nora quitte son époux, laisse ses enfants à leur père. Et, la porte du domicile conjugal que l’on entend claquer à la fin de la pièce « se répercuta dans toute l’Europe et au-delà » (p. 32), rappelle Sylviane Agacinski. Drame de la condition féminine européenne au XIXème siècle, Maison de poupée est « le spectacle d’un événement » (p. 47) : celui de la révolte d’un être qui décide d’exister (p. 46 : « […] c’est l’être humain qui se révolte, en elle, contre la condition qui lui est faite comme femme, et c’est la personne qui demande à être considérée, et reconnue dans sa dignité et sa liberté d’action »). C’est aussi le drame des vocations discordantes, et pour reprendre un adjectif de Sylviane Agacinski précédemment commenté, antagonistes, entre l’homme et la femme (p. 49 : « Il y a ainsi un malentendu fondamental entre l’homme et la femme, et la dramatisation de leur relation passe par celle de leurs vocations »).

13Presque à l’opposé (ou en tout cas en apparence) de Nora, Ellida, La Dame de la mer, hésite à partir, conquiert auprès de son époux la possibilité et le pouvoir de le faire (dès lors que ce dernier comprend que s’il cherche à la retenir, il ne pourra le faire que physiquement, autant dire vainement), et finalement y renonce, peut-être parce qu’elle a l’assurance que cela peut advenir. Ce marin qu’elle a autrefois aimé d’un amour si passionné et qui était revenu la chercher n’est alors plus l’incarnation du pur désir, puisque la perspective d’une vie à ses côtés n’est plus inaccessible. Mais il aura été dramatiquement question de la liberté que l’homme reconnaît à la femme, en l’occurrence sa femme. Restent la mélancolie et le vertige que la simple vue de la mer procure à Ellida, comme si la mer était métaphore de tous les élans qu’il faut contenir en soi pour parvenir à une harmonie et une paix toutes relatives. Le drame es sexes est également celui de la sagesse à laquelle nous astreint la raison, alors que seule la passion, malgré tous ses écueils, est vraiment une pulsion vitale.

14Les hommes, quant à eux, ne placent pas la quête de soi et du bien-être au cœur de leur exigence existentielle, mais plutôt une quête spirituelle et une exaltation du devoir qui annihilent tout désir, qui nient la chair, qui repoussent l’autre (épouse, enfant(s)), au point de faire basculer insensiblement dans une symbolique mais absolument dramatique mort à soi-même. Archétype de cette oblation de soi qui détruit également les autres, aimés ou aimants, Brand, personnage principal de la pièce d’Ibsen du même nom, est l’incarnation de la foi intransigeante (p. 50 : « la seule façon d’être chrétien, pour ce pasteur, est de vivre dans l’imitation de Jésus-Christ, et donc dans la souffrance rédemptrice. […] il exige de lui-même comme des autres une vie chrétienne dominée par l’esprit de sacrifice et de mortification plus que par la confiance dans la grâce et la charité»). Une telle exigence, dont on ne saurait dire si elle tient de l’héroïsme ou de la folie, si elle est supérieure ou misérable, aura raison de la vie de couple et de père de Brand, de son épouse (qui mourra de chagrin) et de son fils (malade, que Brand laissera mourir en refusant de s’installer dans une région au climat plus sain pour son enfant). L’abandon total à la foi de Brand est-il une façon de vivre en accord avec soi-même ou au contraire un sacrifice qui constitue un défi évident et délirant à la vie ? « l’intérêt dramatique de Brand tient au pressentiment de la catastrophe à laquelle va conduire cette exigence infernale de sacrifice, mais aussi à l’incertitude de l’homme face à ce que Dieu attend réellement de lui, à l’isolement du croyant dans un monde matérialiste, enfin à la place du féminin qui « incarne » la vie terrestre et corporelle », commente Sylviane Agacinski (p. 51). Le drame tient également, comme pour les personnages féminins précédemment évoqués, de ce qu’un élan, ici vers Dieu, se brise contre la réalité des êtres et des corps qu’il veut nier, et qui, par leur mort, rappellent que les choix de vie sont dramatiques dans ce qu’ils ont d’irréversible (l’irréversibilité étant ici poussée à l’extrême, de façon mortifère, par Brand).

15Parmi les choix de vie que font ou non, que s’imposent ou non à eux-mêmes hommes et femmes, il y a celui de devenir père ou mère. Si la maternité, comme le souligne Sylviane Agacinski, demeure « la seule vocation féminine tenace, irrémédiable » (p. 62), elle n’en est pas moins subordonnée au désir masculin, souvent enclin à s’abstraire de la contrainte ou de la perspective de la paternité pour se consacrer à un but, une mission, perçus comme encore plus transcendants au regard de l’intérêt général (p ;64 : « la virilité se définit en effet par le courage de surmonter l’amour familial et privé pour travailler à l’intérêt général ». Une répartition sexuelle et sexuée des vocations, une dichotomie création/procréation vient se superposer à la dualité homme-femme. Cette réflexion de Sylviane Agacinski peut amener à constater qu’il est aussi difficile de concilier fonction sociale et fonction parentale pour un homme que pour une femme, alors que ce n’est que pour cette dernière que la société et l’opinion s’interrogent et s’inquiètent à ce sujet (non pas tant pour la femme elle-même que pour ses enfants et pour la fonction maternelle que la femme met, en quelque sorte, ainsi à l’épreuve, et donc, pour certains, en danger). Chez Ibsen, (qui a lui-même été père très tôt), des hommes renoncent à leurs grands projets pour se consacrer plus pleinement à leur rôle de père, ce qui peut leur valoir le mépris de leur épouse (cf. Hedda Gabler), qui a elle-même intériorisé les représentations stéréotypées du père, et plus précisément du père viril, tourné vers l’extérieur, la conquête, et surtout pas « replié » vers le foyer. Le drame naît alors des distorsions entre existence sociale et responsabilités familiales, face auxquelles hommes et femmes ne semblent pas se soutenir, semblent même se juger sévèrement lorsque l’un ou l’autre sort de son rôle habituel et admis par la société. Hommes et femmes, pris au piège de préjugés qu’ils combattent pour eux, mais dont ils accablent simultanément l’autre sexe, sont aussi responsables de leur propre malheur.

16La place de l’enfant, dans cette âpre lutte entre hommes et femmes, est la place la plus inconfortable et la moins enviable qui soit… la plus dramatique, telle celle du Petit Eyolf, qui donne son nom à la pièce dont il est le personnage central et déchirant, victime expiatoire qui se sacrifie (par ce qu’il faut comprendre comme un suicide) car il se sent de trop. Sa mère, Rita, rejette totalement sa maternité, et son père s’apprête à renoncer à sa carrière pour lui (ce qui est sans doute bien trop lourd à porter pour un enfant). Même l’infirmité d’Eyolf et la cause de celle-ci (un accident survenu lors d’un moment d’intimité entre son père et sa mère, s’étant oubliés parents le temps d’un enlacement, pour redevenir époux, et amants en puissance) disent tout de la difficulté à être, pleinement et intégralement, du jeune garçon, tiers de cette cellule familiale qui fut toujours, dramatiquement pour lui, une cellule de crise. Le jeune Erhart, dans John Gabriel Borkman, quant à lui, est au contraire surinvesti dans son rôle de descendant, puisqu’il a trois parents : un père et deux mères (qui sont elles-mêmes sœurs : la tante d’Erhart, remariée avec le père, a élevé son neveu, devenant sa deuxième mère ; la première mère, biologique, originelle, qui a élevé Erhart durant ses toutes premières années, tente par la suite de « récupérer » son enfant). Erhart ne pourra conquérir sa liberté et accéder à un véritable statut de personne qu’en se soustrayant à l’emprise de ces trois ascendants, aussi pathétiquement dévorants qu’épuisés par la vie (p. 79 : « Quant au jeune Erhart, il trouve en face de lui trois épaves − le père, la mère et la tante − qui rêvent de s’appuyer sur lui pour réparer leurs vies désastreuses »). La quête de soi ne pourra ici faire l’économie d’une lutte des générations : Erhart refusera de se sacrifier pour des êtres qui ont eux-mêmes déjà tout gâché de leurs espoirs de jeunesse (p. 80 : « (c’est) la nécessaire cruauté de ceux qui veulent vivre contre ceux qui ont fait leur temps »). Être père ou mère, c’est aussi accepter que le temps du lâcher-prise viendra, et que les enfants ne sont pas des figures compensatoires.

17Ce qui aura manqué à la plupart des personnages d’Ibsen, pour atténuer un peu les affres de leur drame personnel et identitaire, social, conjugal, ou générationnel, est la joie de vivre (titre d’une section de l’ouvrage). La gravité ou le sérieux ne sont pas des forces suffisantes pour surmonter les épreuves de la vie : la joie, la lumière intérieure, sont des forces elles aussi indispensables. Sylviane Agacinki note à ce titre « l’atmosphère crépusculaire des dernières pièces d’Ibsen » (p. 81). Lumière, joie et force participent de l’énergique mouvement du désir, qui est la vie même. Or, la vocation, l’appel qui l’anime, sont toujours aimantés à cette passion motrice. Le drame du destin des personnages d’Ibsen est que leur vocation, qu’elle soit liée à leur sexe ou à leur individualité propre, est toujours contrariée, avortée, imposée (ou les trois). Ce drame se situe bien au-delà de la simple question du renoncement : il est de l’ordre de la déchirure, de l’arrachement, de la perte irrémédiable.

18Comment vivre, dans ces conditions, en dehors d’un présent dramatique, où tout est douleur ? C’est un présent saturé d’événements traumatiques qui devraient appartenir d’abord au passé, mais qui traversent le temps et contaminent les générations, comme une malédiction. La seule façon de tenter, efficacement ou inutilement, de conjurer cette malédiction ou d’y échapper, est de provoquer une rupture, de tout faire pour dévier, même violemment, l’imperturbable cours des choses (Joyce, que cite Sylviane Agacinski page 85, parle de « great change » à propos d’un personnage d’un drame d’Ibsen). Le drame peut apparaître comme une forme de « sauve-qui-peut », mais où il peut funestement advenir que rien ni personne ne soit sauvé. Toutefois, lorsque le drame est, pour ainsi dire, efficient, « la possibilité de la lumière est entrevue au moment où la nuit tombe » (p. 86).

19Chez Strindberg, la noirceur des relations entre hommes et femmes, et celle de la condition masculine, semble atteindre son acmé. Dans son théâtre, il est abondamment question d’hommes meurtris, qui ne parviennent à trouver place et reconnaissance ni dans la société, ni au sein du couple ou auprès de leurs enfants. Contrairement aux pièces d’Ibsen, un certain nombre de pièces de Strindberg, telles que Père, L’Amour maternel ou Le Lien, mettent en scène la violence féminine castratrice pour les maris et les pères. Ces derniers sont alors atteints dans tout ce qui peut donner cohérence et unité à leur raison. Un certain nombre d’entre eux voient cette raison se désagréger lentement, à mesure que l’amour manifesté à l’épouse et à la mère, aux enfants, est remis en question, puis renié, à défaut de pouvoir être purement et simplement rendu – mais rendu comme un bien dont on ne voudrait plus, qui n’aurait plus de valeur. Ces thématiques de l’humiliation, du reniement et de la destruction narcissique prennent racine dans l’histoire même de Strindberg, dont l’enfance fut marquée par des origines maternelles modestes (ce qui, d’emblée, installe sans doute la représentation mentale d’une déficience maternelle), et une éducation particulièrement sévère et autoritaire, « dominée par la frustration et l’humiliation » (p. 92). Malgré une ascendance paternelle plus bourgeoise et une certaine réussite sociale (due à « la conscience de ses qualités personnelles (son talent, son génie) » (p. 93)), Strindberg ne parviendra jamais à accepter l’entre-deux dont ses origines, sa vie et sa carrière, sont le résultat. Selon Sylviane Agacinski, ces tiraillements ont une dramatique incidence sur sa relation aux femmes, et viennent s’immiscer jusque dans sa vie sexuelle (p. 94 : « […] c’est sur le terrain du rapport sexuel et conjugal qu’il éprouvera la plus grande tension entre le haut et le bas »). Est-ce à dire que Strindberg était voué à subir la tyrannie des femmes ? Sans doute pas. Mais le souvenir qu’il a de sa mère et de son ambivalence relationnelle, à mi-chemin entre la protection comblante et la prédation, a vraisemblablement orienté si ce n’est faussé sa vision comme son amour des femmes. Sexualité entravée également, car l’apaisement des tensions intérieures comme avec l’autre sexe, pour Strindberg, ne semble possible « qu’au prix de la neutralisation de la sexualité, dans un amour tendre, désexualisé : l’homme n’est plus un mâle, la femme n’est plus une femme » (p. 95). L’amour pour la femme glisse alors rapidement vers une « vénération pour la mère » (p. 96) qui se confond rapidement avec une « dévotion à Dieu » (ibid). Strindberg ne sait pas, ne sait plus comment aimer les femmes, partagé qu’il est « entre misogynie, souhait d[e les]adorer humblement […], et celui de [les] dominer virilement » (p. 97). Strindberg est partagé entre une rancune envers la figure maternelle manipulatrice, capable d’utiliser dans le même temps l’autorité du père contre les enfants et la révolte des enfants contre le père, et l’admiration « vénérante » pour « la femme pure et surélevée » (p. 99). Cette perte de repères sexuels et cette intenable ambiguïté constituent les grandes failles de l’équilibre psychique de cet auteur et conduisent son expression de la virilité à une aporie : « il ne peut ni renoncer à la dévotion amoureuse (et alors il perd sa virilité), ni assumer le désir sexuel sans honte et sans mépris pour l’autre » (ibid.).

20La seule façon pour Strindberg de tenter de résoudre un conflit intérieur si disloquant est de devenir père, et de faire ainsi de la femme aimée une mère. En ce sens, devenir père a la force d’un accomplissement personnel qui soulage du poids des problématiques de l’enfance. Mais apparaît alors un nouveau danger : la position de père est si importante dans la consolidation psychique, et si vitale compte tenu des blessures à cicatriser, qu’elle devient un levier pour faire basculer la relation homme-femme, qui est, à l’époque de Strindberg, une relation dominant-dominé à l’avantage de l’homme. Or, en s’attaquant à la fibre paternelle de son époux, et sachant que la réciproque ne sera jamais vraie (du fait de l’enfermement dans une idéalisation torturée de la femme), la femme a en sa possession une arme d’émancipation, de domination, et donc de renversement du rapport de forces, même si cela doit passer par l’aliénation et la néantisation de l’homme. C’est ce que Sylviane Agacinski nomme « la défaite du père », résultat d’une sorte de darwinisme conjugal : seul le conjoint le plus solide survivra au drame des sexes (p. 116 : « Strindberg est darwinien et la cruauté de son théâtre est celle de la lutte pour la vie »). Il est peu de dire que les relations entre hommes et femmes, chez Strindberg, sont d’une grande violence, « une violence réciproque » (ibid.), où « le pouvoir maternel » (ibid.) apparaît à la fois dans toute sa splendeur mais aussi toute son horreur.

21Père est le chef-d’œuvre de Strindberg où la castration et la « destitution » du père sont les plus dramatiques. Un père (Le Capitaine) en vient à douter, du fait des insinuations et allégations aussi cruelles que perverses, de son épouse, d’être le père biologique de leur fille. Á partir de cet instant où le doute dévastateur s’est installé, tout l’univers intérieur du père en question s’écroule, ce qui l’entraîne jusqu’à la folie. L’épouse du Capitaine s’est engouffrée dans une faille initiale décelée chez ce dernier, qu’il s’agit de faire passer pour fou afin de le faire placer sous tutelle. L’épouse deviendra alors le chef de famille, et donc quasiment mère et père à la fois, grâce à un déplacement en sa faveur de l’autorité juridique sur la famille. N’est-ce pas précisément un cadre socio-historique et juridique qui mène cette épouse et cette mère à de telles extrémités (sans que celles-ci soient pour autant excusables), pour avoir une prise sur l’éducation et le destin de sa fille, ou bien est-ce intrinsèquement la relation entre hommes et femmes, pères et mères, qui explique une conduite aussi diabolique de la part de l’épouse du Capitaine ?

22L’argument de Père soulève d’effrayantes interrogations, que Sylviane Agacinski formule avec force et précision : « Pourquoi la folie s’abat-elle sur un homme qui perd son statut paternel ? Et de quelle folie s’agit-il, c’est-à-dire de quelle raison perdue ? » (p. 117) « La paternité est-elle désincarnée ? » (p. 121) La souffrance aliénante du Capitaine s’explique par la perte de ce dans quoi il s’était incarné : son rôle de père. Il est dans l’impossibilité de dissocier la paternité charnelle de la paternité spirituelle, alors que, depuis toujours, c’est la maternité qui est présentée comme charnelle, tandis que la paternité serait davantage spirituelle. L’épouse du Capitaine a-t-elle perçu cette part « maternante » de la paternité du Capitaine comme une menace de plus, de trop, venant de celui qui, en tant que père, avait déjà officiellement presque les pleins pouvoirs ? Pourtant, celui qui se sent certainement le plus menacé, dans cette dramatique lutte parentale, c’est bien le père, remis en question dans « sa raison d’être » (p. 117), puisque, s’il est déchu de son statut de père, il est non seulement désincarné, mais aussi spirituellement vidé de sa substance. Ce qui est alors atteint n’est rien de moins que la « volonté de vivre » (ibid.) d’un homme. « C’est le sens de sa vie qui est remis en cause », conclut Sylviane Agacinski. Le drame de cette indicible souffrance du Capitaine est dû à une non-reconnaissance totale du désir et même du besoin masculin de paternité charnelle, de la « fécondité virile » (p. 127), de l’intervention du corps du père dans l’enfantement, sans lesquelles il n’est de construction spirituelle et symbolique de la paternité pour le Père de Strindberg, sans compter que cette remise en question de sa paternité sous-entend un possible adultère, et donc le désamour, la trahison de son épouse. À travers sa « passion mâle de la génération charnelle(,) (c)e père qui tient absolument à être le géniteur de son enfant nous oblige à nous interroger sur la paternité. En outre, ce personnage découvre à quel point il ne tient son être (son être père) que de la parole de la mère » (p. 127), conclut très justement Sylviane Agacinski. Le Capitaine met l’accent sur un possible malaise de la condition masculine au XIXème siècle, moins évoqué que le drame de la condition féminine, et qui pourrait trouver ses fondements dans la crise du divin (si « paternaliste » dans les religions monothéistes) qui affaiblirait la figure paternelle dans son ensemble.

23Le théâtre de Strindberg, à l’image de son histoire et sans doute également de son époque, est à la croisée des crises simultanées « de la hiérarchie sociale » (p. 132) et « de la hiérarchie des sexes » (ibid.). Mademoiselle Julie illustre au féminin cette crise duelle, comme Père la représentait au masculin. Le personnage de Julie est une jeune femme profondément divisée entre sa haine des hommes (enseignée par sa mère), qu’elle veut dominer ou congédier, et la force du désir charnel qu’ils suscitent chez elle. La somme antithétique et dramatique de ces deux élans fait qu’elle jette son dévolu sur Jean, un valet de son père, et qui, en tant que valet, lui est inférieur socialement. Mademoiselle Julie ne parviendra pas à se reconstituer une unité viable du moi. Elle fuit dans la mort par suicide les contradictions indépassables dans lesquelles elle semble s’être irréversiblement aliénée et avilie. Elle se tue comme pour s’infliger à elle-même le sort qu’elle aurait voulu réserver à l’homme auquel elle s’est coupablement donnée. Pour Sylviane Agacinski, Mademoiselle Julie est « une femme à moitié femme » (p. 133) : elle n’est capable ni de rivaliser avec les hommes, ni de laisser libre cours à ses désirs de femme. C’est une héroïne de l’épuisement, celui d’une « féminité entravée par une éducation romantique et idéaliste », qui rend tout bonheur simple impossible. Et qui nie les élans primitifs et pourtant légitimes de la chair.

24Le théâtre de Strindberg illustre encore plus cruellement que celui d’Ibsen l’oscillation entre amour et haine qui caractérise bon nombre de rapports humains, et plus particulièrement les rapports entre hommes et femmes, qui s’affrontent au sein du couple, sur la scène des représentations sociales, et dont les volontés et les tempéraments se heurtent violemment, comme si la relation homme-femme était la plus périlleuse qui soit. Et cet inévitable péril menace le sort même de l’humanité, qui est symboliquement plongée dans l’abîme d’une lutte à mort des consciences. Strindberg semble considérer Ibsen comme bien plus pessimiste que lui (voir p. 110). Il est permis d’en douter. En effet, si les femmes sont plus dangereuses, et donc d’une certaine façon plus fortes (même dans leur capacité de destruction) chez Strindberg, elles ne font souvent qu’accentuer les tensions entre hommes et femmes, et rendre la guerre des sexes encore plus meurtrière.

25À la rencontre de l’héritage de la rébellion féminine chez Ibsen et de la vengeance matriarcale chez Strindberg, l’œuvre d’Ingmar Bergman est habitée par les deux dramaturges, mais transcende la dualité homme-femme par une « dramatisation visuelle, irréductible à toute parole » (p. 143), de leurs échanges, leurs face-à-face, où l’érotisme omniprésent affleure envers et contre tout, comme une promesse d’amour.

26La grande théâtralité du cinéma de Bergman est patente, bien que cette théâtralité se situe au-delà des mots. Ce cinéaste n’a pas peur des silences, parce qu’ils sont d’une inégalable intensité dramatique, et que les paroles qui leur succèdent vont toujours à l’essentiel.

27À l’origine de cette extrême sensibilité à la théâtralité de l’existence et des comportements humains, Bergman a une mère aux réactions hystériques, attristantes dans un premier temps, puis intrigantes voire comiques, formatrices presque (p. 145 : « Avant qu’il puisse en rire, l’exagération maîtrisée des gestes de sa mère (son hystérie) fait souffrir l’enfant, qui la ressent comme une fausseté. Mais, en exagérant son accablement, elle le dramatise, et en « surjouant » ses émotions, cette mère apprend à son fils les artifices du théâtre. »). Se pose tout de même rapidement pour Bergman, en observant ce personnage de mère qui surjoue son rôle, la question de la détermination d’une identité face aux autres, détermination difficile et douloureuse, fragilisée par l’instabilité, forcément contagieuse, d’une mère qui confond réel et imaginaire. Si bien que « […] jouer ouvertement la comédie est encore le meilleur moyen de se cacher et d’éviter, derrière les masques du théâtre, d’assumer une identité déterminée. » (p. 146). Théâtre et cinéma, paradoxalement, aident à donner une unité à un moi disloqué, à devenir une personne, une Persona. Dans ce film, Elisabet, le personnage principal, en proie à ce morcellement bergmanien, choisit le silence, qui seul paraît homogène, régénérateur. Mais ce silence est une « mort symbolique », un « effacement » (p. 147) qui n’offre pas l’économie de « faire face » (ibid.) aux autres, donc de demeurer une personne (p. 147 : « On croit que, en se taisant, on n’a plus besoin de jouer un rôle, mais le silence est un rôle comme les autres, et le réel est toujours là, qui oblige à montrer un visage, c’est-à-dire à faire face. »). Bergman aurait pu dire : « Elisabet, c’est moi ». Cette « persona » doit faire le choix de la vie par-delà le silence, pour ne pas devenir un fantôme, une ombre, une silhouette désincarnée, un simulacre de présence, (n’oublions pas que persona peut désigner en latin le masque de l’acteur). En ce sens, Bergman est peut-être plus proche des idées d’Ibsen (par-delà sa prédilection pour la représentation de soi par un personnage féminin) : le drame indique chez ces deux auteurs une quête de survie de l’âme, qui bien souvent lutte avec elle-même et ses faiblesses. Car « […] désespérer est un mal pour Bergman, une forme de péché » (p. 152).

28Ce silence dans lequel on peut être si tenté de se retrancher, et auquel il faut résister, c’est le silence de Dieu, celui de la solitude, de l’abandon, de la non-assistance, de l’indifférence. C’est le silence qui nous oblige à être libres, à agir (pour ne pas être « agi », pour être sujet de sa propre histoire), mais aussi qui nous demande de croire sans attendre de signes que cette croyance est fondée. Vivre, pour Bergman, c’est accepter de regarder en face des ciels vides, sans Dieu, pour se tourner vers l’humanité, dans toute sa violence, mais aussi toute sa sainteté, sa sacralité, les seules réelles et accessibles.

29Face à l’humanité, à l’autre (l’homme pour la femme et la femme pour l’homme), si l’on replace le questionnement existentiel de Bergman dans le cadre du drame des sexes (et de la conjugalité), la « tentation de la catastrophe » (p. 154) est grande, ne serait-ce que parce que « la catastrophe met fin à l’angoisse, à l’appréhension de ce qui va venir » (p. 155). Là encore, les repères comportementaux des relations conjugales sont fixés dans l’enfance, par l’observation du couple parental, couple tumultueux, et perpétuellement déchiré, derrière des apparences de stabilité que l’exposition sociale d’un père pasteur rendait absolument nécessaires. C’est ainsi que « Bergman mettra en scène à son tour la représentation d’un bonheur conjugal factice » (p. 157), dont ses parents furent les premiers acteurs réels. Au centre de cette distorsion entre apparences et réalité, s’impose, dans l’œuvre et la pensée de Bergman, la problématique de la sexualité au sein d’un couple en crise. Sexualité et amour pour Bergman ne sont qu’une vaste tragi-comédie, à laquelle nous sommes tout de même, là aussi, condamnés à croire, pour laquelle nous sommes malgré tout prêts à souffrir, et que le théâtre comme le cinéma parviennent à illuminer et à sublimer. « La chair sans âme » (p. 162) a-t-elle un sens, peut-elle être désirable, sans être accompagnée d’un vague dégoût ? Et pourtant, « le désir sexuel impersonnel » (p. 164) et la « dépersonnalisation érotique » (ibid.) peuvent aussi lever les inhibitions et libérer la part de sauvagerie, l’énergie primitive, inhérentes à toute sexualité. En fait, la question essentielle posée dans l’œuvre de Bergman est celle des interactions entre érotisme, sexualité et amour. Or, seul l’amour suppose une conscience et même une prise en compte de l’écart qui sépare le personnel de l’impersonnel, la sexualité des sentiments ; ce qui fait dire à Sylviane Agacinski que l’amour, chez Bergman, même s’il est hautement charnel, l’est en tant que message de l’âme à tout le corps. « Le problème du mariage » (p. 166), selon Bergman et pour reprendre les propos de Sylviane Agacinski, est « qu’il a la prétention d’installer l’amour » (ibid.). Or, c’est l’inverse qui se produit : mariages (au nombre de cinq pour Bergman, rappelons-le) et scènes de ménage se multiplient. Au cinéma, cette spirale de l’échec s’incarne dans des personnages tels que Peter Egerman, le psychiatre dans De la vie des marionnettes, qui « se sent enfermé dans sa scène de ménage interminable comme un acteur dans son rôle » (p. 169). La naissance des enfants donne l’illusion d’un répit au milieu du drame conjugal, mais lorsque ces enfants grandissent, d’autres conflits parents-enfants viennent alourdir encore un peu plus le fardeau de ces relations que l’on s’acharne, selon Bergman, à entretenir, alors que l’amour entre conjoints, comme entre parents et enfants, n’est pas inépuisable, et finissent par « pourrir, comme les choses, comme les corps » (p. 174). Bergman ne croit pas à la valeur absolue et éternelle de l’amour, et surtout pas au sein de la famille. Pour lui, l’amour est tout simplement périssable. Pères et mères n’ont rien de sacré ni d’idéal. Ce sont des figures de l’altérité parmi d’autres. On devine combien la peur de la mort peut être grande lorsque l’on se ménage si peu de présences consolantes. Dans ce désert affectif, après ce dépeuplement du paysage intime, encore et toujours (p. 182 : « As-tu remarqué, dit Andreas à Anna, plus les gens souffrent, moins ils se plaignent. Á la fin ils se taisent. » Extrait d’Une passion, cité par Sylviane Agacinski), et « pour conjurer sa peur, chacun des deux sexes se moque de l’autre » (p. 183). Bergman, quant à lui, se plaît à dépeindre des personnages de femmes toutes différentes les unes des autres, de la caricature de la faible femme (qui n’est pas si faible que cela) à la mère-courage. « Toutes les femmes possibles », avec pour dénominateur commun d’être toutes des femmes énergiques et déterminées, « semblent s’être réunies dans les films de Bergman », note Sylviane Agacinski (p. 184). Quant aux hommes, ils incarnent une « virilité(…) rarement triomphante » (p. 187), en proie au doute, à la crainte de l’autre et du dehors, réfugiés dans leur monde intérieur. La violence entre hommes et femmes vient alors d’un sentiment d’humiliation ou de jalousie. Cette violence a une dimension dramatique, parce qu’elle est tension vers l’autre et relation passionnelle avec lui (voir p. 190). Comment échapper à l’inévitable répétition ? Pour Bergman, il n’y a plus d’imprévu possible dans la relation hommes-femmes, ce qui est bien sûr tragique. Au bout d’un certain temps, le cinéaste a pour ainsi dire le sentiment d’avoir fait le tour de cette question, et crée désormais pour tenter d’échapper à l’épuisement ou faire quelque chose de son ressassement, dont les sujets sont parfois épouvantables, tel cet abus sexuel, commis par une amie de sa mère, dont Bergman fut victime durant son enfance. La répétition sur laquelle repose toute représentation (au théâtre comme au cinéma), permet de trouver une distance supportable entre soi et ses obsessions. Pour Bergman, le cinéma est aussi, et pour sa survie, « la fabrique de l’illusion (qui) protège des tumultes de l’âme parce qu’elle les supplante » (p. 191). 

30L’œuvre de Bergman, comme le démontre le propos de Sylviane Agacinski, s’inscrit dans la filiation évidente d’Ibsen et de Strindberg, dont le cinéaste fut le lecteur absorbé et attentif.

31Plus proches de nous encore, deux autres cinéastes, le Danois Lars Von Trier et le Français Arnaud Desplechin viennent prolonger la lignée constituée par les trois auteurs précédemment évoqués, tout particulièrement avec Breaking the waves pour Lars Von Trier et Rois et Reine pour Arnaud Desplechin. Dans Breaking the waves, à la tonalité à la fois ibsénienne et bergmanienne, l’héroïne, Bess, est une femme-enfant, fragile mentalement et psychologiquement (elle s’isole régulièrement à l’église pour se livrer à un dialogue à voix basse, étrange prière schizophrène, au cours de laquelle elle prend tour à tour sa propre voix et celle supposée de Dieu), qui ne vit que dans l’attente du retour de son époux, Ian, ouvrier sur une plateforme pétrolière en mer du Nord. Victime d’un grave accident sur la plateforme en question, Ian sera considérablement diminué physiquement et intellectuellement ; dès lors, Bess plongera, sans espoir d’en réchapper, dans une sorte d’immolation sexuelle demandée par son époux (dont on peut se demander s’il a conservé sa raison) au nom de la survie du désir et du plaisir physique (puisque lui ne peut plus honorer son épouse). Bess prend à cœur la promesse faite à Ian au point d’y voir une forme de sacrifice rédempteur, dont le but affirmé et obstiné est de sauver Ian. Et le miracle se produit bel et bien, dans un dénouement si insensé qu’on ne peut s’empêcher de le trouver poétique, plutôt que loufoque, ne serait-ce qu’en raison de la charge émotive et dramatique que le personnage de Bess porte en elle, mais aussi, sans doute, parce qu’une libération, même tragique, même si elle s’apparente à une perte (et pas à une perdition, contrairement aux apparences), est en marche, et que rien ne pourra plus en arrêter le cours. C’est une libération du corps, commencée dans les toilettes de la salle des fêtes où se déroule le repas de mariage de Ian et Bess, et où cette dernière a demandé à son désormais mari de la débarrasser de sa virginité tardive, puis avec la découverte du plaisir charnel auprès de Ian, un plaisir intense et inattendu. C’est aussi une libération de l’esprit, une fois que Bess s’est fixée pour but de se sacrifier pour Ian. À partir de cet instant, plus rien ne l’entrave, pas même le rejet et la condamnation de sa communauté protestante (si ce n’est celui de ses parents, qui lui réservent porte close, au nom de la morale et par peur du jugement des autres, lorsqu’elle les appelle au secours et que sa mise en péril d’elle-même est évidente), d’une sévérité extrême, qui l’accable même morte. Il n’y aura que la belle-sœur de Bess, infirmière éblouissante de bonté et d’humanité, pour braver toute la communauté masculine au moment de l’enterrement de la jeune femme (elle ose en effet transgresser un interdit en imposant sa présence parmi les hommes qui seuls sont autorisés à assister aux inhumations), et ainsi venir défendre sa mémoire, en des termes qui laissent cette assemblée de patriarches austères sans voix (le corps de Bess ne sera d’ailleurs jamais sous l’emprise et le contrôle de ces figures horriblement surmoïques : Ian a dérobé le corps de son épouse, auquel il offre la mer pour dernière demeure, en symbole de cette liberté si ardemment recherchée, en le jetant de la plateforme de forage ; des cloches surnaturelles tintent alors dans le ciel). Chez Bess, il y a quelque chose de Nora de la Maison de poupée d’Ibsen, dans ce dévouement à l’époux malade qui repousse les limites de la morale et du danger, et aussi une fougueuse foi bergmanienne en les pouvoirs de la sexualité, dans une obsession pour sa pratique débridée, déréglée, même, ce qui entre en contradiction et en rébellion totale avec l’éducation reçue. Par ailleurs, le jeune docteur qui soigne Ian et qui s’inquiète sérieusement pour Bess, dont il est éperdument amoureux, le seul qui veuille véritablement l’arracher à la spirale dans laquelle Ian l’a engagée (Bess veut notamment commencer par se donner à lui pour accomplir la promesse faite à Ian, mais le docteur s’y refuse farouchement, horrifié et bouleversé, malgré son amour et son désir pour elle), n’est pas sans rappeler le docteur Relling dans Canard sauvage d’Ibsen (voir p. 70).

32Rois et Reine d’Arnaud Desplechin semble plus inspiré par les thématiques chères à Strindberg, mais également à Bergman, en dépit du prénom de l’héroïne, Nora (qui renvoie en revanche à Ibsen). Il est en effet question dans cette œuvre de paternité, génétique et symbolique, d’effacement de la figure du père (Nora perd le sien, gravement malade, qui a décidé d’en finir avec l’aide de son médecin, et que Nora et sa sœur veillent jusqu’à ses derniers instants, ce qui réactive bien des souvenirs). Dans Rois et Reine, Nora apparaît comme très ambivalente, à la fois très protégée car ayant besoin de l’être (elle a refait sa vie avec un homme qui lui garantit un confort matériel longtemps recherché), et destructrice, maléfique (après la mort de son père, elle retrouve des notes ayant appartenu à ce dernier, et où il a écrit combien sa fille lui paraissait froide et sans cœur). D’une façon générale, chez Desplechin, et c’est un point commun avec Bergman, les femmes déploient une force (une force vitale, un instinct de survie, comme Junon dans Un Conte de Noël) supérieure à celle des hommes, vulnérables et terriblement mortels, et sont capables d’anéantir (Nora, soupçonnée d’avoir poussé le père de son enfant au suicide alors qu’elle était enceinte) comme de redonner goût à la vie (une jeune femme internée dans le même hôpital psychiatrique qu’Ismaël, ancien compagnon de Nora, et qui « sauve » ce dernier de la folie en faisant renaître en lui une capacité à aimer et à désirer qu’il croyait définitivement éteinte). La Reine de Desplechin est ici une reine mère, qui doit trouver un père pour son fils Elias, né de géniteur défunt avant sa naissance, longtemps accompagné par un grand-père qui désormais n’est plus. Elle pourrait choisir l’homme qui partage sa vie et qui est si sécurisant sur bien des points. Mais elle sait que le père spirituel, symbolique, adoptif qu’elle voudrait pour son fils est Ismaël (il est musicien, et ce talent n’est pas étranger à la valeur humaine que Nora lui reconnaît), qu’elle a profondément aimé et qu’elle admire toujours, mais avec qui la vie de couple était trop instable pour elle. Elle fait sa requête auprès d’Ismaël, lors d’une promenade discursive, pourrait-on dire, à mi-chemin entre le discours amoureux et le tendre règlement de compte (car ainsi est Nora, jamais tout à fait douce, jamais tout à fait cruelle). Ismaël donnera sa réponse au principal intéressé, le petit Elias (enfant-roi sans que personne ne lui ait légué son trône, enfant quasiment né de la mort elle-même), à l’issue d’une visite à deux au Musée de l’Homme, lieu suprêmement symbolique de la passation et de la transmission : Ismaël refuse d’être son père, lui explique pourquoi (il ne s’en présume ni la force, ni la légitimité, et ne peut solder son ancienne relation avec Nora de cette façon), lui réaffirme sa présence quoi qu’il advienne, et par cet acte d’un immense courage, et en vérité d’un immense amour, devient enfin véritablement un homme adulte.

33Comme les œuvres d’Ibsen, de Strindberg et de Bergman, les films de Lars Von Trier et d’Arnaud Desplechin montrent des femmes qui mettent les hommes face à eux-mêmes, qui les poussent même souvent dans leurs retranchements, pour les obliger à se révéler, à se remettre en question, à prendre conscience de leurs erreurs, à se dépasser ou à trouver une forme de salut. Mais un tel face à face ne se fait pas sans heurts. Il est souvent tendu, dramatique, conflictuel, même sous des dehors feutrés et policés (notamment chez Desplechin, dont les personnages sont le plus souvent issus de la bourgeoisie ou des classes sociales les plus cultivées et éduquées). L’étude des films de ces deux auteurs contemporains pourrait donc encore enrichir et prolonger la réflexion, fort dense au demeurant, de Sylviane Agacinski sur la question du drame des sexes.

34Sylviane Agacinski conclut sa riche et profonde analyse littéraire et cinématographique en insistant sur la dérangeante et polémique importance de cette tension dramatique entre hommes et femmes, qui vaut mieux que l’égoïsme et l’indifférence, qui se sont imposés partout en réponse à « la hantise du conflit » (p. 201). Elle suggère que « la paix parfaite [entre les sexes] serait plus mortifère encore, peut-être, que leur guerre » (p. 202). Il est vrai que le drame installé par tous les personnages des fictions des trois auteurs étudiés est tout sauf de l’indifférence ou de la froideur. S’il était encore besoin de démonter cette prétendue froideur nordique, elle est en vérité feu et lave sous la glace. Dans ces univers sociaux et religieux cadenassés par les us et la morale, la sexualité et l’érotisation des relations sont omniprésentes, avec les discordes, les déséquilibres, les transgressions de tabous que cela suppose, car il est question de désir de l’autre et de don de soi (cf. p. 208). Tout vaudra toujours mieux que la fin, de la vie, du désir, de l’espoir. Le drame est un moyen de relancer nos forces vitales, de ne pas nous éteindre, de renaître inlassablement, de demeurer vague malgré les inévitables brisants contre lesquels nous nous jetons fougueusement, aveuglément, irrépressiblement…brisants qui nous laissent inertes, nous poussent à un rampant repli… avant le prochain élan impétueux.

35Cette répétition, variante du supplice de Sisyphe, fait à la fois le drame et la grandeur de notre périssable condition. Ibsen, Strindberg et Bergman l’ont montré et compris mieux que quiconque. Sylviane Agacinski leur rend, dans son lumineux essai, un vigoureux et serein hommage.