Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Juin-Juillet 2009 (volume 10, numéro 6)
Laurent Turcot

Réfléchir sur le plaisir

Jean-Charles Darmon. Philosophies du divertissement, le jardin imparfait des modernes. Paris, Desjonquères, 2009, 184 p., EAN 9782843211171.

1Pour Grimod de la Reynière, qui publie en 1783, ses Réflexions philosophiques sur le plaisir, il semble que la définition du substantif est claire, précise, il ne s’agit que d’en donner les grandes lignes : « le plaisir est une sensation que l’on éprouve, mais que l’on ne définit pas. Comme une vapeur légère, il s’envole dès qu’on veut l’analyser. L’Homme du monde en jouit sans le connaître; le Philosophe le connoît, & ne peut l’approfondir 1», définition qui semble davantage entrer dans la catégorie du je-ne-sais-quoi d’un xviiie siècle versé dans le bel esprit et le bon mot. Pourtant, ce plaisir, dont Grimod de la Reynière affirme que le philosophe ne peut le mettre en mot, est au cœur de l’ouvrage de Jean-Charles Darmon. Dans la suite de sa thèse publiée en 1998 aux Presses Universitaires de France sous le titre de Philosophie épicurienne et littérature au xviie siècle en France. Études sur Gassendi, Cyrano, La Fontaine, Saint-Évremond, l’auteur propose ici de prendre un objet spécifique, le divertissement, et d’analyser comment les philosophes modernes ont pensé ce qu’il convient de nommer « une fêlure fondamentale de la condition des hommes (p. 9) ».

2Le rapport avec la société contemporaine n’est pas absent. Les valeurs liées au divertissement semblent triomphantes dans le monde actuel. Sont offerts des modèles dans lesquels l’individu n’a qu’à se complaire sans véritablement réfléchir à sa condition d’homme. Comme l’ont montré Neil Postman et Gilles Lipovetsy2, le « jardin des délices » qu’est l’âge post-moderne offre une image d’une société opulente où chacun peut user à loisir des divertissements dans toute la légèreté de son être, mais en se conformant à des structures prédéterminées. Y-a-t-il encore des espaces de retrait, de solitude, d’autonomie et de jouissance de soi ? Bien loin de la société du spectacle actuel, Jean-Charles Darmon se propose de tisser une toile permettant de comprendre la mise en esprit du divertissement à l’époque moderne. Le modèle du divertissement décliné dans l’ouvrage est celui qui tend vers le modèle épicurien, qualifié, pour l’époque étudiée, de néo-épicurien. Il importe de mettre en place et de comprendre un art de jouir et d’apprécier. Un point d’ancrage déterminant sert de structure, mais également de fil conducteur : l’œuvre de Saint-Évremond. La pensée néo-épicurienne est en lien direct avec le libertinage érudit des Lumières. La primauté des joies de l’esprit ne doit pourtant pas laisser dans l’oubli celle du corps, mais dans un rapport de conservation et de préservation.

3Les deux premiers chapitres font intervenir un acteur fondamental dans la réflexion sur le divertissement, Michel de Montaigne. « Peu de chose nous divertit et détourne, car peu de choses nous tient », écrit l’auteur des Essais. À travers Montaigne, le style du modèle épicurien subit un infléchissement déterminant, la fonction du divertissement devient ici rhétorique et thérapeutique. Théophile de Viau, de son côté, y ajoute une esthétique libertine de l’existence dans laquelle l’auteur est en rupture avec les conventions sociales, ainsi de la cour et de la société politique. Peu à peu, la figure du philosophe qui s’éloigne du monde pour réfléchir sur ses divertissements se met en place. Une volonté de liberté commence à poindre dans le discours. Cet éloignement physique est également réflexif.

4Les troisième et quatrième chapitres constituent le cœur de l’œuvre : l’analyse fine des réflexions de Saint-Évremond sur le divertissement. Pour l’auteur, le divertissement devient nécessaire à toute vie morale heureuse. Dans sa lettre « Sur le plaisir » que Jean-Charles Darmon a entièrement reproduite à la fin de l’ouvrage, on voit apparaître l’honnête homme qui, bien que retiré du monde, ne pense qu’à se divertir. La vanité devient alors, pour ce dernier, l’élément qui détourne et empêche de profiter véritablement de la solitude salutaire. Comme l’explique Jean-Charles Darmon : « le divertissement est une pseudo-thérapie que l’on se donne par ignorance, qui accroît et diversifie le mal dont on souffre au lieu de l’apaiser (p. 38) ». Le seul divertissement à considérer est celui qui permet de revenir à soi.

5Les cinquième, sixième et septième chapitres nous font entrer dans le xviiie siècle avec David Hume et Voltaire. Le premier, dans le Traité de la nature humaine, explique que le divertissement, conçu comme une manière de sortir le sujet hors de soi est une variable déterminante du bonheur. Pour Voltaire, le divertissement est tout ce qu’il y a de plus naturel à l’homme, il s’agit « d’un remède merveilleux donné à l’homme par la nature, tellement positif en ses effets moraux et sociaux qu’on pourrait y voir le signe de la providence (p. 70) ». En livrant une étude sur la pensée des philosophes par rapport au divertissement, Jean-Charles Darmon offre un objet de réflexion sur la manière dont le divertissement est pensé de manière libre, détaché des nécessités sociales et dans lequel le philosophe peut se plonger pour apaiser ses pensées.