Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Novembre 2009 (volume 10, numéro 9)
Simona Gîrleanu

La ville et le lecteur braconnier

Henri Garric, Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2007, 576 p., EAN 9782745315076.

1Issu d’un travail doctoral de littérature comparée, l’ouvrage d’Henri Garric se fixe d'entrée de jeu un but ambitieux : « proposer des prolégomènes à toute étude future sur la ville en littérature1. » Afin de pouvoir déterminer « quand il y a ville en littérature2 », l’auteur se tourne contre les approches sémiotiques habituelles, en proposant de réintégrer l’apport de l’image dans l’étude de la représentation de la ville. Cette problématique d’ordre épistémologique est bâtie sur un fondement phénoménologique, ce qui permet de retracer les grandes étapes de l’histoire des représentations urbaines dans la durée, ainsi que de faire dialoguer plusieurs types de discours, d’où « une excursion dans les sciences humaines3 ».

2L’ouvrage couvre ainsi un vaste arc chronologique à travers un parcours savant des discours tenus sur la ville depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine. Le corpus est donc constitué de portraits de villes (iconographiques et littéraires), de monographies urbaines et de romans contemporains (les auteurs convoqués sont : William Kennedy, Juan Goytisolo et François Bon). Ce parcours métaphorique, qui fait d’ailleurs écho au titre de l'ouvrage, met l’ensemble de la réflexion sous le signe de la célèbre dichotomie de Michel de Certeau entre lieu et espace4.

3La première partie explore l’histoire de la représentation urbaine, aussi bien écrite que picturale. D’emblée, H. Garric se revendique de la tradition herméneutique de Wolfgang Iser et d’une conception de la littérature, empruntée à Jean Bessière, en tant que monument et document. Afin de pouvoir envisager le champ préfiguré de la représentation urbaine, H. Garric s’appuie sur la relecture de la mimèsis proposée par Paul Ricœur dans Temps et récit, et sur la réflexion des urbanistes, tel Marcel Roncayolo. La pré-connaissance de ce qu’est une ville fait intervenir la figure de la carte, (qui correspond au concept de lieu défini par Michel de Certeau), que l’on peut opposer point par point à la marche (équivalent de l’espace chez Michel de Certeau). À l’instar de Pierre Sansot, Henri Garric essaie d’articuler « les deux modes d’appréhension que Michel de Certeau sépare peut-être trop radicalement5 ».

4À travers une archéologie des représentations urbaines, l’auteur remonte au Moyen Âge où il met en évidence une incapacité épistémologique à représenter la ville. La représentation picturale de la ville émerge véritablement dans le sillage de l’invention de la perspective et donc de l’avènement du sujet autonome. En s’appuyant sur un dossier iconographique, H. Garric suit l’évolution des portraits de villes et montre, avec Louis Marin, comment cette première forme picturale de la représentation urbaine « réussit une synthèse de ces deux expériences de l’espace6 », à savoir la marche et la carte. Le caractère synthétique du portrait de ville a assuré sa perennité car il informe toujours notre perception de la ville, de la même manière que le paysage informe la perception de la nature. En outre, le portrait de ville met en œuvre un principe de réflexivité que l’on peut retrouver dans l’ensemble des représentations urbaines ultérieures.

5Cette étude des pratiques urbaines et de l’histoire d’une tradition de représentation picturale permet à H. Garric d’avancer l’hypothèse des « types de la représentation urbaine7 » qui ne sont pas « des schémas a priori, au sens kantien du terme8 », mais relèvent du concept de « traditionalité » élaboré par Ricœur. L’auteur distingue ainsi trois types de la représentation urbaine, à savoir l’attribution urbaine (la désignation directe de la ville par son nom), la carte et le parcours, qu’il essaie de transposer dans le domaine de la littérature. En associant la carte au principe spatialisant de la description et le parcours à la logique du récit, H. Garric se propose de démontrer « qu’on représente la ville dans le domaine du texte par les mêmes moyens que dans le domaine de l’image9 ». Pour ce faire, l’auteur retrace les étapes de l’histoire de la représentation urbaine dans la littérature et observe comment la transposition des types picturaux dans le domaine littéraire s’étale pendant plusieurs siècles. Longtemps, la tradition rhétorique des laudes urbium empêche l’assimilation des types de la représentation picturale. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle, avec le Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier et surtout au XIXe siècle avec les Promenades dans Rome de Stendhal et le roman réaliste, que la transposition s’achève. Au terme de cette généalogie des types de la représentation urbaine, l’auteur se penche sur les discours contemporains, notamment le « portrait de ville littéraire » (qui ne doit pas pour autant être considéré comme un genre), les monographies urbaines et le roman.

6Dans la deuxième partie, H. Garric étudie la manière dont les types de la représentation sont intégrés aux portraits de villes littéraires. Le corpus rassemble des œuvres relevant de plusieurs domaines linguistiques : français, américain, espagnol et italien. Une des conclusions principales de cet ensemble d’analyses est que le portrait de ville rejette ou ignore la « révolution urbaine » (Henri Lefebvre), tout en perpétuant « la tentative de synthèse des types de la représentation10 ». L’étude de la carte demande donc à être articulée avec le parcours, d’où l’importance des toponymes et des lieux de mémoire. Surtout, le portrait de ville littéraire fait jouer le principe de réflexivité à plusieurs niveaux. L’approche comparatiste permet de mettre en évidence un déplacement de paradigme, qui émerge par exemple chez Michel Butor. Comme le portrait de ville contemporain donne à lire la crise de la représentation urbaine, la crise du roman et la crise du sujet, cette forme littéraire appelle une redéfinition de la réflexivité. H. Garric propose ainsi d’ajouter la ville à la liste des formes anthropologiques monumentales, proposée par Philippe Daros, qui « seraient des déclencheurs de réflexivité11 », tels le tombeau, le cénotaphe, la forteresse, le château. Il s’agit là d’une conséquence directe de l’étude de la ville comme image et non seulement comme système sémiotique.

7Afin de comprendre comment les discours contemporains sur la ville prennent en charge la crise urbaine, l’auteur étudie dans la troisième partie les monographies urbaines, qu’il considère comme l’équivalent scientifique des portraits de villes littéraires. Les sources interrogées représentent des ouvrages historiques, géographiques et sociologiques, consacrées à une ville donnée. H. Garric poursuit le fil de sa démonstration en s’intéressant à la façon dont le discours scientifique à visée épistémologique rend compte de la crise de la représentation urbaine. L’auteur propose ainsi une lecture poétique des monographies urbaines (dans le sens jakobsonien du terme), tout en essayant de respecter les spécificités du discours des sciences humaines. C’est la question du document qui permet de jeter des passerelles entre les portraits de villes littéraires et les monographies urbaines. H. Garric rappelle, à juste titre, que dans le discours scientifique, « le document est le seul moyen d’accès fiable au réel, mais il n’est qu’accès construit12 ». Cette partie de l’étude explique les stratégies mises en place par le document scientifique pour évacuer les traces de la représentation urbaine (mise à distance du réel, insertion du discours dans « le grand texte commun du savoir13 », modélisation) pour conclure, sans surprise, sur le retour des types de la représentation urbaine dans les monographies, mais évidemment, sous des formes marginales.

8Comme le portrait de ville littéraire et la monographie urbaine éludent, chacun à sa manière, la crise de la représentation urbaine, H. Garric se tourne vers le seul discours qui l’affronte pleinement, à savoir le roman contemporain. Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur se penche sur trois auteurs : William Kennedy, Juan Goytisolo et François Bon, dont les œuvres marquent une progression dans la prise en charge de la « révolution urbaine ». Dans le cycle de romans dédiés à la ville d’Albany, William Kennedy fait preuve d’un certain conservatisme dans ses représentations urbaines. Pour ce qui est de Juan Goytisolo, il se sert de la crise urbaine pour dire la déconstruction de l’identité. Enfin, François Bon est le seul à affronter ouvertement la crise de l’urbanisme, ainsi que la crise de la représentation urbaine. En dépit de l’impossibilité d’une représentation du monde contemporain, l’auteur français montre que « la littérature doit continuer à témoigner, même si c’est pour toujours retracer le trajet qui mène à l’imprésentable14 ».

9Au terme de ces analyses, la conclusion de l’ouvrage ne doit pas décevoir par sa simplicité : « représenter la ville dans quelque discours que ce soit consiste à associer une carte et un parcours autour du nom de cette ville15. »

10Le livre d’Henri Garric se distingue par la volonté d’étudier la ville comme image et non plus comme système sémiotique surdéterminé, par l’attention portée aux sciences humaines, et par le courage d’assumer les défauts d’une approche comparatiste qui n’est pas sans inexactitudes. En outre, le mérite principal de l’ouvrage est de nous inciter à continuer de parcourir, en braconnier, le champ immense des discours contemporains sur la ville. On souhaiterait ainsi poursuivre la réflexion par d’autres types de textes qui n’ont pas trouvé leur place dans le corpus (impressionnant) de cet ouvrage, tels les récits et les guides de voyage, les livres d'architecture, ainsi que d’autres types de représentation picturale de la ville, comme le panorama, né à la fin des Lumières et qui prend son essor au XIXe siècle. D’ailleurs, la lecture de l’ouvrage serait facilitée par une annexe iconographique plus riche. Parfois, les analyses d’image sont très détaillées, alors que leurs reproductions ne sont pas incluses dans le dossier d’illustrations (ex. la fresque de Cimabue).

11Il faut rappeler que l’histoire de la représentation urbaine n’est pas seulement tributaire de la tradition picturale des portraits de villes, mais également des textes « instaurateurs », selon l’expression de Françoise Choay, qui fondent, aujourd’hui encore, les procédures d’engendrement du monde bâti. On pourrait élargir ainsi le cadre parfois trop rigide de cette étude en associant la règle générative albertienne et le modèle spatial moréen au tandem carte – marche. Il faudrait ainsi trouver une place au modèle de la cité idéale dans la liste des types constants de la représentation urbaine.