Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Novembre 2009 (volume 10, numéro 9)
David Macey

Le « moment » Bergson-Bachelard

Sous la direction de Frédéric Worms et Jean-Jacques Wunenburger, Bachelard, Bergson : Continuité et discontinuité ?, Paris : Presses universitaires de France, 2008, 293 p., EAN 9782130570264 ; Frédéric Worms, La Philosophie en France au XXe siècle : Moments, Paris : Gallimard, coll. « Folio essais », 2009, 643 p., EAN 9782070426423.

Cet article a d’abord paru dans la Revue internationale des idées et des livres (n° 13, septembre-octobre 2009). Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de la revue.

1Dans un ouvrage synthétique qui fera date, et qu’il décrit lui-même comme « à la fois un manuel, un recueil, et un essai », Frédéric Worms, connu surtout pour ses travaux sur Bergson, ébauche une histoire de la philosophie en France au XXe siècle qui s’organise en une série de séquences, de « moments1 ». À noter, d’abord, que « la philosophie en France » n’est pas synonyme de « philosophie française », notion sous-tendue par une certaine idée de la France et résultant, comme le démontre Worms, du rabattement d’une tradition philosophique sur un prétendu caractère national puisé à des sources historiques ou anthropologiques. Une telle philosophie « nationale » a été construite par Bergson et Boutroux pendant la première guerre mondiale à partir d’une série d’oppositions franco-allemandes : clarté/technicité linguistique, positivité/spéculation dogmatique, etc. Loin de Worms l’idée de construire une telle machine de guerre, mais, s’il semble accepter qu’on ferait mieux de parler de «philosophie écrite en langue française » plutôt que de philosophie française, la perspective adoptée reste résolument franco-française. On voudrait, par exemple, en savoir davantage sur la réception française de la philosophie dite « analytique ».

2Encyclopédique (c’est son côté « manuel »), la fresque n’est pas, pourtant, exhaustive, et comporte certaines lacunes. La philosophie politique (Lefort, Castoriadis…) est quasiment absente du tableau, et certains auteurs (Althusser, Foucault, Badiou…) sont discutés de façon bien sommaire. L’on peut aussi déplorer la non-présence de Philippe Lacoue-Labarthe ou de Jean-Luc Nancy, mais l’absence la plus criante est celle de la philosophie féministe. Simone Weil est la seule femme évoquée ; les noms de Beauvoir, Irigaray, Kristeva et d’Agacinski ne figurent même pas dans l’index.

3Le mot-concept « moment » a son histoire, mais Worms refuse la bien connue acceptation hégélienne selon laquelle un moment serait un élément constituant d’une Aufhebung (abolition/subsomption) ou dépassement totalisant qui aboutirait au Savoir absolu : «Il ne s’agit pas […] d’intégrer cette histoire dans unephilosophiede l’histoire, c’est-à-dire de la considérer comme des moments d’un sens supposé absolu, se déroulant dans le temps, et conduisant (comme toujours dans ces cas-là) jusqu’à celui qui parle. » Toute téléologie est résolument écartée : «Le siècle n’a pas été écrit à l’avance » (p. 12). Le siècle n’a pas conduit à une quelconque fin de l’histoire et nous ne sommes pas les derniers hommes. Loin d’être un point d’aboutissement, le moment présent, comme le passé, nous pose un problème, défini par l’auteur comme celui « du vivant » ; il s’agit de notre existence biologique, écologique et même neuronale.

4Pour Worms, les moments de l’histoire tournent autour des problèmes philosophiques, et autour de relations ouvertes, tendues, entre des oeuvres singulières. Il s’agit donc d’une histoire relationnelle, qui n’est pas sans rappeler la notion kristevienne d’un « intertexte » littéraire, d’un dialogue perpétuel entre des textes (mais pas forcément des auteurs) qui se parlent, se reprennent et se disputent à travers le temps. Un même problème peut engendrer des solutions différentes, sinon contradictoires. Le moment 1900, centré sur le thème-problème de l’esprit, peut engendrer, par exemple, une opposition entre une philosophie du concept (la lignée Brunschvicg, Bachelard, Canguilhem, Foucault…) et une philosophie de la conscience ou du sujet (la lignée Bergson – et ses variantes plus ou moins spiritualistes ou matérialistes –, Merleau-Ponty, Sartre). Il serait possible d’écrire l’histoire du siècle dans les termes de cette opposition, mais, pour Worms, cette histoire est avant tout le produit d’un même moment, dont les deux versants donnent lieu à un conceptualisme épistémologique et à une ontologie du sujet.

5La notion de « moment » est peut-être plus féconde que celle de « génération », promue dans l’histoire et la philosophie par Vincent Descombes, puis dans l’histoire socio-intellectuelle par Jean-François Sirinelli. Pour Descombes, dont le grand livre qu’est Le Même et l’Autre2 a énormément influencé les lectures britanniques de la philosophie française (ce qui est tout à fait normal, étant donné qu’il était destiné à un public britannique), l’histoire philosophique du dernier siècle consiste, grosso modo, dans une transition de la génération des trois « H » (Hegel, Husserl et Heidegger) à une génération marquée pas les maîtres du soupçon que sont Freud, Marx et Nietzsche. Hypothèse séduisante, mais pas forcement convaincante. Est-ce vraisemblable que l’histoire intellectuelle du XXe siècle commence quand une génération née aux environs de 1900 se met à écrire… en 1930 ? Est-ce que l’histoire de la philosophie est la même chose qu’une chronique des générations de philosophes ? La notion de « moment », conçue non pas comme une unité ponctuelle de temporalité, mais comme un faisceau de thèmes et de problèmes, permettrait justement d’examiner d’une façon non linéaire des phénomènes non générationnels, telle la régénération deleuzienne de Bergson.

6En schématisant à l’extrême, l’histoire que propose Worms obéit à une périodisation assez simple : le « moment 1900 » s’organise autour du thème/problème de l’esprit, le moment de la seconde guerre mondiale autour du problème de l’existence, et le « moment des années 1960 » autour de celui de structure et de différence. Je me permets d’ajouter que, outre-Manche, le « moment philosophique » des années 1960 a eu lieu avec un petit décalage — dans les années 1970 — et a été pour certains (minoritaires, certes) un moment althussérien et, donc — coupure épistémologique oblige —, bachelardien.

7Les repères temporels de Worms sont bien sûr conventionnels. Le XXe siècle, par exemple, n’a pas commencé d’un coup en 1900, et le « moment 1900 » va « des environs de 1890 à ceux de 1930». Le moment « seconde guerre mondiale », lui, commence vers 1929-1930, quand Georges Politzer annonce (ou appelle de tous ses voeux) la fin de la parade philosophique qu’est le bergsonisme, et quand Paul Nizan déclare dans ses Chiens de garde que, si les clercs ont trahi l’homme au nom de la raison, il ne faut pas rougir de trahir les clercs au nom de l’«homme concret ». Les thèses de Politzer sur le « drame individuel » de l’existence annoncent – ou mieux, permettent l’émergence de – bien des thèmes sartriens, et même le premier Lacan. Si révolte il y a, il y a aussi une continuité souterraine signalée par la circulation du vocable « trahison » (thème sartrien par excellence), qui évoque inévitablement Benda et La Trahison des Clercs (1927), pourfendue, on le sait, par Politzer et Nizan. Pour Worms, ces trois noms indiqueraient une certaine solution de continuité. Benda critique Bergson au nom d’un rationalisme qui n’a rien à voir avec le marxisme d’un Nizan, et accuse les clercs d’avoir trahi certaines valeurs éternelles en succombant à l’esprit temporel des partis. Mais si les valeurs « trahies » que défend Benda étaient en fait celles d’une certaine République ? Et si, suite à un changement de conjoncture politique, les dénonciations de Politzer-Nizan étaient devenues une défense de la République ? Il est peut-être temps de relire Benda, Politzer et Nizan à travers le prisme d’un moment transitionnel (et de reconnaître, avec Worms, que le « pamphlet » de Politzer est un grand livre philosophique), et d’y voir les premiers pas de la longue marche « vers le concret ».

8Entre Bergson et Bachelard, la discontinuité semble, a priori, radicale. Discontinuité générationnelle, d’une part : Bergson est né en 1859, Bachelard en 1884. Discontinuités philosophiques, d’autre part : la durée /l’instant, l’intuition, le vécu et les données immédiates de la conscience / le concept, le fleuve tranquille de la durée / la discontinuité d’une succession d’instants. Discontinuité que l’on retrouve dans l’histoire épistémologique : pour Bachelard, l’histoire des sciences ne reflète pas un progrès de la conscience, mais une série de ruptures. Pour l’auteur de La Dialectique et la duréeet de L’Activité rationaliste de la physique contemporaine,les notions bergsoniennes de « conscience intime » et d’« expérience vécue » sont autant d’obstacles épistémologiques. Le rapport Bergson-Bachelard est donc critique, l’ambition affichée de L’Intuition de l’instant étant d’« établir métaphysiquement, contre la thèse bergsonienne de la continuité, l’existence de [lacunes] dans la durée».

9L’ambition du colloque est de mettre en doute et de problématiser l’évidence de cette discontinuité Bergson-Bachelard. Dans son « introduction », Marie Cariou s’interroge sur le sens du dilemme « continuité ou discontinuité » (qu’elle substitue, dans un geste qui est sans doute symptomatique, au « et » du titre du colloque) : s’agit-il d’un rapport d’exclusion invitant à choisir entre la continuité (Bergson) et la discontinuité (Bachelard), ou d’une dialectique incitant à retrouver un rapport de continuité ? Tel est le thème du colloque de Lyon, qui a réuni dix-neuf intervenant(e)s dont les contributions sont regroupées dans l’ouvrage sous les rubriques classiques de métaphysique, philosophie des sciences, théorie de la connaissance et esthétique. Certaines sont, sans doute, extraites de works in progress, tandis que la contribution de Worms (« La rupture de Bachelard avec Bergson ») est une reprise abrégée d’un chapitre de son livre (ou mieux, et en respectant la chronologie de l’édition sinon de la composition, un avant-goût de son livre).

10Lire les actes d’un colloque n’est pas toujours facile. Retranscrits, mis en pages, les actes ne sauraient retrouver la convivialité du colloque, la chaleur des échanges verbaux qui sont souvent les moments les plus féconds du débat. Ils existent entre deux régimes discursifs. Dans le cadre d’un colloque, les intervenants se parlent entre eux en tant que spécialistes s’adressant à d’autres spécialistes ; les actes sont destinés, en principe, à un public plus large. Ainsi, les communications sur la philosophie des sciences (d’Anastasios Brenner, de Frédéric Fruteau de Laclos et de Daniel Parrochia) traitent d’Einstein, de la relativité, de Meyerson, et supposent des compétences mathématico-scientifiques qui ne sont pas forcément celles d’un lecteur lambda. De la même manière, peu de lecteurs seront capables de suivre Parrochia quand il pratique une diagrammologie mathématique digne d’un Gilles Châtelet.

11Il serait fastidieux d’essayer de recenser le contenu de toutes les contributions (et le résultat serait sans doute illisible), ne serait-ce que parce que la variété des thèmes proposés (de l’histoire de l’électricité lue par les deux philosophes à la discontinuité temporelle en musicologie, en passant par Proust) se prête mal à un tel exercice. Et pourtant, les actes du colloque ont bien leur unité. Le consensus qui en émerge est que, bien que réelle, l’opposition Bergson-Bachelard masque l’existence de ce qu’on pourrait appeler une continuité dans la discontinuité. Ainsi, pour Jean-Jacques Wunenburger, comparer les deux philosophes, c’est moins comparer des réponses explicites à des questions fondamentales que des modes de traitement et des styles de développement des positions. Et Wunenburger de déceler chez les frères ennemis que sont Bergson et Bachelard un « couple conceptuel de force et de résistance », un couplage « structurel et fonctionnel, entre un élan, un dynamisme » et «une résistance, un arrêt». Une confrontation Bergson-Bachelard doit, écrit élie During, être autre chose qu’un « vain exercice herméneutique » et doit approfondir notre compréhension de chacun des deux « dans sa relation tendue à l’autre. » Bachelard, on le sait, « rompt » avec Bergson, notamment dans L’Intuition de l’instant (1932) et Dialectique de la durée (1936). Il s’agit, essentiellement, d’un différend au sujet de la nature du temps. Bachelard renonce à une image du temps continu et plein (le fleuve tranquille de la durée) en faveur de celle d’un temps discontinu, entouré de néant et conduisant à la mort, tandis que, pour Bergson, l’instant n’est qu’une « fiction de l’intelligence». Pour Bachelard, s’appuyant sur l’apport d’Einstein, le temps ne saurait être une «donnée immédiate de la conscience » ; il est, au contraire, le produit actif de la connaissance. Mais, pour les deux auteurs, le temps est une expérience réelle, irréversible, qui est celle de notre être et des autres êtres, qu’il faut ressaisir par-delà tout ce qui nous la masque et nous en éloigne, et au-delà de laquelle il n’y a plus rien. On est, pour Worms, en présence de « deux métaphysiques singulières, dans leur opposition même au coeur du siècle ». « Décalage et rencontre», la relation Bergson-Bachelard, aussi tendue qu’elle soit, est aussi un point d’unité. Belle illustration de la thèse de Frédéric Worms : tout comme l’intensité de la rupture pouvait servir d’indice à des discontinuités réelles, de même, le retentissement des oeuvres singulières renvoie toujours, aussi, à des problèmes ou des enjeux communs, partagés entre plusieurs oeuvres et positions différentes, sans lesquelles il n’« y aurait pas de moments, à part entière, de la pensée philosophique.