Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Avril 2024 (volume 25, numéro 4)
titre article
Mathieu Roger-Lacan

Corps croyants, corps souffrants

Believing bodies, suffering bodies
Émilie Sermadiras, Croire et Souffrir. Religion et pathologie dans le roman de la seconde moitié du xixe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021, 506 p., EAN 9782406113904.

1L’ouvrage d’Émilie Sermadiras est issu d’une thèse soutenue en 2019 et consacrée aux rapports entre la religion chrétienne et la maladie dans la seconde moitié du xixe siècle. Dans sa recherche sur les modes d’écriture du corps auxquels invitent la physiologie et la phénoménologie de la croyance religieuse, l’approche d’Émilie Sermadiras se distingue par le pari qu’elle fait de ne pas opposer strictement écrivains « catholiques » et écrivains « naturalistes », et de ne pas suivre les délimitations de corpus que ces distinctions appellent. Il s’agit donc de « rassembler autour d’une unité thématique – le spectacle d’un croyant malade – des œuvres qui relèvent d’esthétiques et d’idéologies dissemblables, voire opposées » (p. 13). L’étude couvre ainsi un corpus ample et associe une perspective large à des lectures intensives des œuvres et à des micro-analyses de la représentation du corps dans celles-ci. Parmi les principaux piliers de cette bibliothèque, on peut citer Un prêtre marié de Barbey d’Aurevilly, Le Désespéré de Léon Bloy, Sainte Lydwine de Schiedam de Huysmans, L’Évangéliste d’Alphonse Daudet, Sœur Philomène et Madame Gervaisais des Goncourt, L’Hystérique de Camille Lemonnier, L’Abbé Jules d’Octave Mirbeau et La Faute de l’abbé Mouret, Le Rêve et Lourdes de Zola.

2Émilie Sermadiras remarque ainsi que tous ces écrivains, par-delà leurs divergences, « ont un langage et un imaginaire analogues et font appel à une même poétique de l’incarnation pour aborder la question religieuse » (p. 13). La suite de l’étude fournit ainsi une cartographie de ce qu’on pourrait appeler, en détournant le concept de son emploi premier dans la sociologie bourdieusienne, le champ des relations entre le corps souffrant et le corps croyant dans l’écriture littéraire. Par ce jeu de focales multiples, l’autrice fait bel et bien apparaître une « dynamique interdiscursive » (p. 70), où la conflictualité des approches engage également une concurrence des regards et des expertises. La plus évidente d’entre elles oppose le prêtre et le médecin, mais aussi parfois plusieurs traditions médicales et plusieurs options dogmatiques entre elles, comme l’illustre exemplairement le conflit des regards sur le corps de Calixte dans Un prêtre marié de Barbey d’Aurevilly.

3Cette intuition fondatrice est remarquablement problématisée dans un court chapitre inaugural en forme de prologue, intitulé « Le corps du croyant au croisement des discours religieux et savants ». Émilie Sermadiras propose ici un panorama historique qui replace les auteurs de l’étude dans le champ intellectuel, religieux et idéologique de la seconde moitié du xixe siècle, marquée à la fois par la philosophie maistrienne, par les débats théologiques et dogmatiques qui naissent au tournant des années 1850 avec l’élection du pape Pie IX, la série des apparitions mariales ou encore la vogue croissante de la théologie du Sacré-Cœur (Marguerite-Marie Alacoque est béatifiée en 1864). Ces différents facteurs convergent pour donner une « orientation pénitentielle » (p. 30) à la doctrine catholique au fil du siècle. C’est sur le fond de cette réorientation, dont l’autrice rappelle également les soubassements et les implications politiques, que le corps du croyant se retrouve au centre d’une négociation entre la science et la foi, entre l’expertise laïque et le pari spirituel, à la faveur d’une double inflexion des intérêts et des langages. En effet, le plus grand mérite du livre est sans doute de faire apparaître ce phénomène, qui crée véritablement l’interdiscursivité évoquée plus haut.

4D’un côté, le vocabulaire clinique de la médecine moderne est importé dans le discours religieux, dans le but d’adapter la doctrine de l’incarnation à ce nouveau cadre conceptuel. Peu à peu, l’Église adopte le langage même de la médecine, y compris pour donner une dimension scientifique à son expertise propre sur la souffrance, dont elle cherche à légitimer l’existence dans une compréhension plus large de la volonté divine.

5Symétriquement, le discours médical se nourrit des corps souffrants qui jalonnent l’histoire sainte et les discours religieux pour les arracher au prisme de lecture catholique et en faire des cas d’étude pour la science moderne. Cette dernière dynamique fonctionne dans deux directions. Vers le passé d’abord, elle permet d’user des descriptions nosographiques abondantes qui existent sur la vie des saints et notamment des mystiques (Catherine Emmerich, Thérèse d’Avila…) pour en faire des cas de « médecine rétrospective » (l’expression est de Littré, cité p. 58), disqualifiant le diagnostic religieux comme une conséquence d’un état d’avancement trop faible de la science dans le passé. Vers le présent ensuite, les cas de miracles deviennent un objet d’enquête sur « l’auto-suggestion », notamment pour les psychiatres et les neurologues, ou pour certains écrivains, comme c’est le cas dans les notes que Zola part prendre à Lourdes.

6À la suite de ce prologue, l’étude se structure en trois parties, qui veillent chacune à associer ces deux courants idéologiques au sein d’un même foyer de questionnement.

71. La première partie recense les manières dont le corps croyant est représenté comme physiquement affecté, devenant un corps de chair que la foi traverse, travaille ou concurrence. Ce parcours va ainsi de la question de l’amour physique des prêtres ou de la pédophilie, telle que les romans anticléricaux de la fin du xixe siècle la représentent, à celle des pathologies nerveuses et physiologiques de grandes figures mystiques : Anne-Catherine Emmerich, qui sert de modèle à Barbey d’Aurevilly pour peindre Calixte dans Un prêtre marié, Sainte Lydwine de Schiedam dont Huysmans tirera une hagiographie doloriste confinant à une esthétique de l’horrible, Marguerite-Marie Alacoque, fondatrice du culte du Sacré-Cœur, dont Michelet étudie le tempérament sanguin, ou encore, plus proche du présent des auteurs, Bernadette Soubirous et la dévotion mariale sur laquelle se penche Zola dans Lourdes. Émilie Sermadiras démontre ainsi qu’on retrouve « un même imaginaire religieux de la maladie » (p. 169) chez les auteurs du renouveau catholique et chez leurs adversaires, quoique cette figuration du corps croyant comme corps souffrant serve deux rhétoriques opposées, les premiers voyant « dans la maladie un signe d’élection » (p. 169), tandis que les seconds la considèrent comme « une manifestation symbolique des conséquences désastreuse de la culture religieuse qui voue les héroïnes à un destin tragique » (p. 170). Élodie Sermadiras prête ici une attention particulière à la façon dont cet imaginaire pathologique fabrique aussi un topos genré, où les femmes – et le plus souvent les jeunes femmes – sont les cibles privilégiées de ces représentations, qu’elles émanent d’un camp ou de l’autre.

8Un segment de cette partie de l’argumentation fait apparaître ce qui semble être un manque plus général dans l’orbite théorique et bibliographique de l’ouvrage, et qui est dommageable à certaines analyses d’œuvres. On relève une approximation dans un passage (p. 272) qui attribue le phénomène de l’hématidrose, la sueur de sang christique qui marque la littérature catholique tout au long du siècle, au moment de la crucifixion, alors qu’il s’agit d’un épisode antérieur de la Passion, qui intervient lors de la nuit au Mont des Oliviers (Luc, 22:43-44). Plus largement, les seules sources religieuses mobilisées pour analyser les motifs des textes littéraires sont tirées des écrits hagiographiques et des Évangiles, mais jamais d’autres passages du Nouveau Testament (on pense notamment aux Épîtres pauliniennes ou à l’Apocalypse), et moins encore de l’Ancien Testament, dont l’imagerie est pourtant très présente dans les œuvres d’un Barbey ou d’un Bloy, en particulier dans leurs représentations corps souffrant, martyrisé ou affligé.

92. En partant d’une réflexion sur la doctrine de la réparation que Huysmans découvre par l’abbé Boullan, ou par les théories de Joseph de Maistre transmises à la génération de Léon Bloy par l’intermédiaire de Barbey d’Aurevilly qui a fréquenté le salon de Mme de Maistre, la deuxième partie de l’étude s’intéresse au christianisme vécu ou représenté comme « religion de la souffrance ». Tout en soulignant l’importance de ce prisme théologique pour comprendre la poétique d’Un prêtre marié, de L’Immolé d’Émile Baumann ou de Saint Lydwine de Schiedam, l’autrice analyse la façon dont la mise en fiction crée également un jeu fécond par lequel la maladie, a priori justifiée par la doxa religieuse, devient un « objet poétique » ambigu, à même de « subvertir la conception orthodoxe de la réversibilité » (p. 214). Un détour par L’Envers de l’histoire contemporaine de Balzac lui permet de souligner la présence d’« éléments qui brouillent la clarté de l’exemplification » (p. 220) dans ces intrigues (Une histoire sans nom, Le Désespéré), mais également de réfléchir à la politisation de cette pathologisation à l’époque post-révolutionnaire, de la part d’écrivains majoritairement contre-révolutionnaires, ainsi qu’au lendemain de la défaite de 1871. Le corps de sainte Lydwine devient ainsi, dans une formule très heureuse, « la carte incarnée du territoire européen saccagé » (p. 224).

10La suite de cette partie traite quant à elle de la façon dont les romans anticléricaux font de la foi doloriste une véritable maladie. La cible privilégiée de leurs critiques est l’Imitation de Jésus-Christ, œuvre de dévotion extrêmement lue et dont l’intertexte inonde la littérature catholique du xixe siècle. La pathologie doloriste commence par « l’arithmétique du sacrifice » (Alain Corbin, cité p. 265) que s’infligent des héroïnes comme celle de Sœur Philomène, jusqu’à confiner à une mystique nécrophile dans Madame Gervaisais, dont l’héroïne tombe « amoureuse de la Mort » (p. 257). Émilie Sermadiras montre ici comment d’autres codes romanesques, en particulier empruntés au roman noir, viennent nourrir le tableau effrayant du culte catholique de la souffrance et servir la rhétorique démystificatrice de ces romans, qui montrent que sous ce « besoin de brutalités pieuses » se cachent en fait des « motivations profanes » (Éléonore Reverzy, citée p. 260). Là encore, une place est ménagée à l’analyse des inflexions de l’idéologie au contact de la représentation littéraire. Dans le travail quotidien et empathique de la guérison que mènent certains prêtres, mais surtout les religieuses des hôpitaux, les romanciers laïcs (notamment Zola et les Goncourt) se prennent à peindre une attention particulière au corps que la spiritualité catholique peut permettre.

113. La troisième et dernière partie de l’étude s’intéresse à la représentation fictionnelle de « l’extraordinaire corporel ». Celle-ci fournit un angle exemplaire pour observer « les controverses qui agitent la sphère littéraire concernant la valeur et le crédit qu’il convient d’accorder au surnaturel chrétien » (p. 312). Comme dans le prologue de l’étude, le mérite principal de ce moment de l’argumentation est sans doute qu’il met au jour la concurrence des discours et des imaginaires dans la représentation littéraire elle-même. À nouveau, on remarque une opération d’attraction mutuelle des discours, l’Église catholique adoptant le langage de l’enquête pour attester les phénomènes extraordinaires qu’elle entend prouver, en excluant les accusations de possession, de maladie ou de fraude (de façon très intéressante, l’Église va même jusqu’à reprocher aux romanciers leurs exagérations et leur manque de véracité, comme le montre Émilie Sermadiras p. 326), tandis que les romanciers réalistes investissent le terrain même de l’apparence de surnaturel pour mieux faire surgir la vérité d’une construction mentale imposée par le déficit de science et l’obscurantisme religieux. Comme Charcot à la Salpêtrière, Zola renonce à l’auscultation pour préférer la stratégie d’exhibition, mettant sous les yeux du lecteur les corps des malades dans Lourdes. L’exploration de ce matériau permet de mettre en place une véritable « clinique de l’extase » (p. 330) au sein du travail romanesque, où le lecteur est incité à « envisager ce beau spectacle sous un angle médical » (p. 331).

12Parallèlement, l’autrice trace une généalogie romanesque qui, d’Un prêtre marié à Sainte Lydwine de Schiedam, affirme la valeur du mystère, au sens chrétien du terme. Cette fois, ce que le roman met en scène, c’est la déroute du discours médical, qui se trouve déconstruit et pointé du doigt comme inopérant face à la puissance signifiante du corps croyant, transcendé par la souffrance. Chez Barbey, chez Bloy ou chez le second Huysmans, la poétique de « l’obscurcissement des signes » rejoint une « expérience de l’opacité » qui prend racine dans la présentation – violente – des corps (p. 388). En articulant ainsi le niveau de l’écriture du corps et celui de l’idéologie qui le sous-tend, Émilie Sermadiras prouve que « cette économie de l’incarnation engage à la fois une poétique, une pragmatique et une idéologie » (p. 414). L’analyse s’achève ainsi sur les tableaux horribles et sanglants qu’on trouve chez ces auteurs, où la mise en pièce du corps, si elle semble trahir une pure jouissance scripturaire, n’en sous-tend pas moins un projet rhétorique et idéologique cohérent.

13Le champ disputé de la représentation littéraire des rapports entre la souffrance ou la maladie d’une part et la croyance ou la pratique religieuse d’autre part, que l’étude d’Émilie Sermadiras permet de cartographier de façon novatrice et ample, ouvre la voie à d’autres questionnements. À plusieurs reprises, la démarcation que l’autrice maintient entre les écrivains catholiques et naturalistes, qui se reflète dans la structure dichotomique des formules conclusives de chaque chapitre, empêche de déplacer la réflexion au niveau de l’imaginaire du corps lui-même. Si l’idéologie qui sous-tend ces représentations diverge en effet entre ces deux camps – quoique de nombreuses nuances pourraient à leur tour être apportées au sein de chacun d’entre eux –, ce que montre Émilie Sermadiras, c’est précisément que ces images du corps partagent la même grammaire figurative, emploient les mêmes topoï descriptifs, jouent sur les mêmes effets de surprise ou d’horreur. Cette communauté imaginaire entre des emplois finalement opposés, aux plans philosophique et politique, ouvre un questionnement sur ce qu’on pourrait nommer un moment du corps dans la littérature du second xixe siècle, en reprenant à Frédéric Worms sa théorie des moments philosophiques, compris comme des périodes pendant lesquelles un nœud problématique se forme, autour duquel les différentes pensées s’ordonnent, y compris lorsqu’elles s’en démarquent1.

14En effet, malgré le projet initial de traiter cet ample corpus dans une même étude, l’analyse en revient irrémédiablement à distinguer deux approches du corps croyant : l’adhésion ou l’exaltation d’un côté, l’ironie ou le sarcasme de l’autre. En outre, cette seconde position, qui peut bien souvent relever d’une critique (politique, sociale, philosophique) de l’emprise de la religion sur les corps, est souvent assimilée à l’athéisme, selon une confusion qui renforce la binarité des options idéologiques.

15Ainsi, lorsqu’Émilie Sermadiras, en commentant Huysmans, note que « le tableau du corps en putréfaction de Lydwine offre un exemple de cette fusion des imaginaires chrétien et décadent » (p. 432), on pourrait opposer qu’il est moins fécond de poser une préexistence de ces imaginaires qui viendraient ici fusionner, que d’étudier, précisément, comment prend forme, dans ce moment de l’histoire et de la poétique romanesque, un creuset de questionnement où les images du corps empruntent une même grammaire, y compris lorsqu’elles ébauchent des discours idéologiquement distincts. L’ensemble formé par les textes analysés fait ainsi apparaître un univers où la dialectique du croire et du souffrir, triangulée par la représentation littéraire, relève d’un imaginaire partagé. En d’autres termes, si les réponses diffèrent, les questions, elles, sont semblables. L’univers des signes qui servent à questionner le sens de la souffrance physique se construit dans ces deux camps à la fois, en deçà de la politisation a posteriori de ces images. On voit alors s’ouvrir une voie de renouvellement pour l’histoire littéraire du second xixe siècle, qui remettrait en question certaines frontières entre des gestes poétiquesque les oppositions idéologiques entre leurs auteurs nous font souvent dissocier de façon rigide.